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Arturo Chacón-Cruz : « Le succès ne consiste pas à remplir notre ego de représentations mais à toujours donner le meilleur de soi »

par Marta Huertas de Gebelin
14.01.2024

Né dans une petite ville de l’État de Sonora, au Mexique, le ténor Arturo Chacón-Cruz s’est produit dans la plupart des théâtres, salles de concert et auditoriums les plus célèbres du monde : Opéra de Los Angeles, Washington, San Francisco, Carnegie Hall, Teatro Real de Madrid, Teatro del Liceu de Barcelone, La Fenice de Venise,  Arènes de Vérone, Chorégies d’Orange, Staastoper Berlin, Bayerische Staatsoper (Munich), Theatre an der Wien (Vienne), Théâtre des Champs-Elysées et Philharmonie (Paris), Teatro alla Scala (Milan), pour n’en citer que quelques-uns. Il a également collaboré avec de nombreux chefs d’orchestre de renom, dont Kent Nagano, Zubin Mehta, Myung Whun Chung, James Conlon, Gianandrea Noseda, Bertrand de Billy, Michel Plasson, Nicola Luisotti.

 

Chaleureux et ouvert, Arturo Chacón-Cruz nous a reçu dans sa charmante résidence montréalaise pour une interview en ligne à la veille de la Saint-Sylvestre.

Bonjour Arturo. Merci de m’accorder cette interview alors que, d’habitude, l’occupation principale de ces jours-ci est la préparation des fêtes de fin d’année. On dit souvent que le Mexique est une terre de ténors : Fernando de la Mora, Francisco Araiza, Ramón Vargas, Rolando Villazón, Javier Camarena ainsi que vous. Y aurait-il une explication à cela ?

 

Il se peut que notre musique traditionnelle, le mariachi * (ndlr : que l’on chante sans micro) aide à préparer le terrain. Pourtant il n’y avait, avant ces compatriotes chanteurs, pas de ténors mexicains dans les grands théâtres lyriques. Alfonso Ortiz Tirado, qui avait une belle voix, a fait des tournées en Espagne et en Amérique du Sud, mais il était plutôt un ténor d’enregistrements qui exerçait sa profession de médecin. À l’époque, on n’imaginait pas que les Mexicains puissent avoir une culture lyrique. De la Mora, Araiza et Vargas ont ouvert la voie vers le monde de l’opéra international. Surtout Araiza et Vargas qui sont Kammersänger.

 

Vous avez mentionné au passage un élément fondamental de la culture musicale mexicaine : le mariachi. Vous avez chanté comme mariachi. Quand et comment est née votre passion pour l’opéra ? 

 

Mon premier amour musical a été le mariachi. À 8 ou 9 ans j’ai chanté pour la première fois en public et j’avais l’impression d’être à la Scala de Milan ! (rires).  À 14 ans, j’ai commencé à chanter des sérénades avec des mariachis. Dans les années 90, les sérénades pour les demandes en mariage étaient encore monnaie courante au Mexique, et dans une petite ville comme la mienne où tout le monde se connaissait, la rumeur s’est vite répandue que je chantais très bien la musique ranchera ! (ndlr : chansons traditionnelles mexicaines).

À 17 ans, j’ai participé à un concours de mariachis et je l’ai gagné. L’un des juges m’a dit que je pouvais chanter de l’opéra si je le voulais. Je ne savais presque pas ce que c’était. J’imaginais l’opéra comme un genre distant et ringard. Mais il m’a mis en contact avec un professeur de chant à l’Université qui a commencé par m’expliquer les infinies potentialités de l’opéra, où l’on peut jouer des personnages complètement différents : un roi ou un mendiant, un père ou un fils. La possibilité de me glisser dans la peau de nombreux personnages c’est ce qui m’a vraiment captivé.

 

Vous avez commencé à chanter comme baryton tout en vous préparant à devenir Ingénieur en génie industriel.

 

J’étais très jeune et je ne maîtrisais pas mes aigus. Alors, pour ne pas blesser mes cordes vocales, mon professeur me faisait travailler dans la tessiture de baryton. Je ne peux pas me plaindre, car mon medium et mes graves sont maintenant riches. 

 

Et le changement de tessiture, quand a-t-il eu lieu ?

 

Quand j’avais 21 ans, j’ai connu Plácido Domingo. Il m’a dit que ma voix lui rappelait la sienne quand il avait mon âge. Lui aussi chantait comme baryton. « Essaye de chanter des airs de ténor » m’a-t-il suggéré. Si Plácido Domingo le dit, on se doit au moins d’essayer, n’est-ce pas ? J’ai alors entamé le changement, avec les conseils de mes professeurs, sans me précipiter et en laissant mûrir mon instrument.

À ce moment-là, j’ai reçu un appel de l’Institut d’Opéra de Boston pour auditionner en tant que baryton. Mais ils ont compris ma situation et m’ont accordé une bourse pour compléter, chez eux, mon changement progressif de tessiture. J’y ai travaillé avec la mezzo-soprano américaine Joanna Livi. J’ai d’abord chanté Guglielmo dans Cosi fan tutte, puis le Dr Falke dans Die Fledermaus, puis le rôle principal dans Der Kaiser von Atlantis de Viktor Ullmann, et enfin le rôle du baryton dans Carmina Burana. Il s’agissait de productions complètes jouées au Boston University Theatre, avec des étudiants et un orchestre d’étudiants. J’y ai beaucoup appris. Puis sont venus mes premiers rôles de ténor : Tamino dans La Flûte enchantée, et Idomeneo. Deux ou trois semaines plus tard, j’ai eu mon diplôme de l’Université de Boston. J’avais déjà été accepté, en tant que ténor, au Houston Opera Studio et au Merola Young Artists Program de San Francisco.

 

Vient ensuite un pas décisif dans votre carrière : participer au concours Operalia. Quelqu’un vous a-t-il conseillé de le faire ?

 

Personne n’a eu à me conseiller. C’était ce que je souhaitais le plus ! Je me suis beaucoup préparé et j’ai soumis ma candidature en 2004. Mais cette année-là, je n’ai pas pu m’y présenter parce que, quoique le concours eût lieu à Los Angeles et que j’habitais aux États-Unis, il a coïncidé avec mon mariage. En 2005, j’ai bénéficié d’une seconde opportunité. Cette année-là, c’était à Madrid. J’ai eu l’honneur de remporter le prix du meilleur interprète de zarzuela. À Madrid ! C’est pourquoi les retombées positives ont été plus considérables que s’il s’était agi d’une autre ville.

Cependant, vous n’avez pas souvent chanté des zarzuelas…

 

Seulement El gato montés (ndlr : musique et livret de Manuel Penella, 1916). J’ai aussi fait de nombreux concerts de zarzuela, en tant que soliste ou avec Plácido. L’année dernière, nous en avons fait un à Palerme, et il était à la tête de l’Orchestre et des Chœurs du Teatro Massimo.  

 

 Votre relation avec lui est très étroite…

 

J’ai eu le grand honneur de chanter de nombreuses fois avec lui, aussi bien des opéras que des concerts. Plácido m’a beaucoup soutenu au début de ma carrière et n’oublie pas son « fils artistique »… comme il dit. En 2000, j’ai chanté avec lui pour la première fois (ndlr : Gala au Palacio de Bellas Artes de México). J’étais encore étudiant et lui, la grande star de l’opéra. Puis, un lien s’est tissé entre nous.

Le point culminant a peut-être été I due Foscari (ndlr : 2012, Theater an der Wien). Il y était mon père. Dans une conférence de presse ultérieure, on lui a fait remarquer que, dans l’acte II, quand il m’a serré dans ses bras en prison, on n’aurait pas cru qu’il s’agissait d’une performance, mais plutôt d’une situation réelle, émouvante et douloureuse, entre un père et son fils. Et il a répondu: « J’ai vu ce garçon grandir artistiquement. Je l’ai connu quand il était tout jeune au Mexique, je connais sa femme, son fils, et il est comme un fils pour moi ». J’étais très ému, car je l’avais toujours considéré une idole. Non seulement c’est un grand interprète, mais aussi quelqu’un qui a aidé tant de chanteurs! Et cette générosité est très rare dans le milieu de l’opéra. Après I due Foscari, à chaque fois qu’on se voit, il me dit : « Mon fils ! » Et je réponds : « Père ! » (rires émus)

 

Comme Domingo, aimeriez-vous diriger un orchestre dans l’avenir ?

 

C’est une autre de mes passions. Quand j’ai commencé à étudier le chant au Mexique, mon professeur, Enrique Patrón, ne me laissait pas chanter une note tant que je ne savais pas diriger ce que j’étudiais. Cet enseignement m’a tellement marqué que maintenant je mémorise beaucoup plus facilement les rôles que je chante si je sais diriger l’opéra.

À ce propos, il s’est produit une anecdote singulière au Teatro Colón de Buenos Aires. Nous répétions La Damnation de Faust. Malheureusement, lors de la générale, nous nous sommes retrouvés sans chef. Nous allions annuler la production,parce qu’il n’y avait pas d’autre chef pour assurer cette répétition. J’avais déjà participé à cinq productions différentes de cet opéra et, surtout à Moscou, nous avions eu de nombreuses répétitions avec orchestre. Alors, j’ai demandé au maestro Diemecke (ndlr: à l’époque, Directeur général artistique du Colón) si je pouvais diriger la générale. Et c’est ce que j’ai fait ! Quand je le dis, ça a l’air surréaliste (rires). Mais il existe un témoignage vidéo!

 

Dirigiez-vous l’orchestre et les chanteurs depuis le podium tout en chantant ? 

 

Oui, oui, oui !

 

Wow ! Vous êtes aussi très proche de Ramón Vargas, n’est-ce pas ? Comment est née cette amitié ?

 

Avec Ramón, nous sommes devenus tout de suite amis. On s’est connus à Houston, pour Roméo et Juliette. C’était son premier Roméo. Je chantais Tybalt. Je lui ai demandé de me donner des cours, car sa technique vocale est excellente, puis j’ai étudié avec lui pendant dix ans. Cela m’a aidé à trouver ma vraie voix. Nous sommes toujours en contact et sommes presque comme des frères.

 

Ce n’est pas courant que des chanteurs de deux générations différentes, mais couvrant le même répertoire partagent un lien si fraternel. 

 

C’est de la générosité. J’ai appris à être généreux, moi aussi. Pendant la pandémie, j’ai lancé un appel pour coacher un ou deux chanteurs talentueux. J’ai reçu l’enregistrement d’un jeune ténor mexicain qui a étudié en Allemagne et commence une carrière. Il s’appelle Angel Macías. Nous travaillons ensemble depuis trois ans et demi et sa voix s’enrichit, s’embellit jour après jour. Elle me rappelle celle de Marcelo Alvarez dans sa jeunesse et, si je peux le recommander à un théâtre, je le fais.

Parlons maintenant de votre répertoire. On dit que vous avez chanté plus de soixante rôles. Peut-être y en a-t-il que vous ne chantez plus ? Par exemple, le Duc de Rigoletto ?

 

Ce nombre comprend les rôles de baryton et de ténor ! Des premiers rôles de ténor, j’en ai chanté quarante. Quant au Duc de Mantoue, pour l’instant je n’ai pas de contrat pour le chanter, mais, si l’occasion se présentait, je le referais. Plácido et Ramón me disent que je dois continuer à le chanter aussi longtemps que je le pourrai. Pavarotti l’avait aussi dit à Ramón. Mais les rôles qu’on me propose maintenant sont un peu plus lourds. Du Verdi, du Puccini, que j’adore ! En février je chanterai Un ballo in maschera au Teatro del Liceu de Barcelone.

 

Les titres que vous chantez actuellement suggèrent que vous êtes en train de changer lentement de répertoire.

 

C’est le plan depuis le début : y aller pas à pas. À 28 ans, on m’a offert mon premier Calaf, car ma voix est sombre et j’ai de bons aigus. À l’époque, il m’a été difficile de dire « non ». C’était un théâtre important et on payait bien !

Don José m’a aussi été offert trop tôt. À 30 ou 31 ans. Je me souviens qu’à l’époque, Ramón et moi avions le même agent. Un jour où je travaillais avec lui, mon portable a sonné. C’était notre agent. Ramón m’a demandé s’il pouvait répondre et je l’ai entendu dire : « Non, tu es fou! Dans dix ans ! ». Et il a raccroché. À ma grande surprise, il m’a expliqué : « Il t’offrait Carmen. Il est fou ! ». Je voulais quand même le chanter ! Mais il a répété: « Dans dix ans ! » Et c’est bien dix ans plus tard que j’ai chanté mon premier Don José. Maintenant, j’ai déjà fait sept productions de Carmen et je me sens très à l’aise dans ce rôle.

 

Est-ce l’un de vos rôles préférés ? L’année prochaine, vous le chanterez à nouveau. Ce sera à l’Opéra Royal de Wallonie (Liège) où vous venez de faire vos débuts dans le Requiem de Verdi et Les Contes d’Hoffmann.

 

D’un point de vue musical, j’aime beaucoup ce rôle. J’aime le défi vocal qui requiert de maintenir l’équilibre dans le drame sans tomber dans des exagérations mélodramatiques. Ce que je n’aime pas, c’est le message final de la pièce.

Évidemment, je comprends que, dans un opéra, tout le monde ne peut pas être le héros de l’histoire ! Je lutte donc contre mon désir d’être le bon gars ! Et je pense que, d’une certaine manière, cela fonctionne d’un point de vue artistique parce que Don José lutte, lui aussi, en son for intérieur, pour être bon.

On pourrait dire que le rôle de Don José est dans mon Top 10 (rires).

 

Comme vous l’avez dit à plusieurs reprises, vous aimez beaucoup chanter Hoffmann. Vous avez déjà fait quatorze productions de cet opéra fantastique d’Offenbach. Dans laquelle vous êtes-vous senti le plus à l’aise ?

 

Dans la première, sans doute ; en 2008, à Turin. Ce fut très important pour moi, car j’y ai découvert un rôle que je n’avais vu qu’en VHS avec Plácido Domingo et Natalie Dessay. La vidéo était usée à force de l’avoir regardée des centaines de fois ! Et je pensais que je connaissais bien le rôle ! Heureusement, la pianiste engagée pour cette production était la française Janine Reiss, qui avait même travaillé avec Maria Callas ! Elle avait plus de 80 ans à l’époque et souffrait d’arthrose aux mains, mais elle jouait incroyablement bien, et m’a généreusement fait cadeau de son temps et de son énorme expérience du répertoire français. Elle m’a fait connaître tous les petits détails de cet opéra, ce que j’appelle «les pièces secrètes de la maison d’Hoffmann ». Nous avons répété la production de Nicolas Joël pendant sept semaines. Quelle aubaine ! C’est vraiment très rare ! Ce premier contact avec Hoffmann a donc été primordial pour moi.

L’année suivante, je l’ai chanté au Japon. Il y a une quinzaine d’années, dans les théâtres japonais, ce n’était ni le chef d’orchestre, ni le metteur en scène qui corrigeaient les artistes ou leur disaient quoi faire sur scène. Les chanteurs étrangers leur apprenaient l’opéra qu’on allait jouer. Par conséquent, pour nous il était absolument nécessaire de très bien connaître le rôle et l’opéra en général.

Une autre production importante pour moi a été celle de Moscou, parce qu’on y a fait la version Kaye-Keck que je n’avais pas encore chantée.

Et, l’une des plus marquantes a été bien sûr celle de Robert Carsen à La Scala, en 2012. Comme je partageais le rôle avec Ramón (Vargas), si j’avais des problèmes techniques, j’avais l’extraordinaire possibilité d’en parler tout de suite à mon professeur! (rires). En outre, nous avons aussi eu 5/6 semaines de répétition avec Robert. Nous sommes devenus de bons amis avec cette production. C’est lui qui m’a vraiment appris à me déplacer sur scène et m’a fait comprendre l’importance d’y être en paix intérieure, de prendre son temps, de bien respirer. C’est quelque chose dont on ne parle pas beaucoup, mais que je transmets à mes élèves. Si un artiste est nerveux et veut remplir chaque instant de mouvements ou de jeux de scène, il gâche tout. On doit trouver cette paix qui permet d’être complètement immobile sur scène, et qui suffit pour transmettre au public ce qu’on ressent.

Qu’entendez-vous par « chambres secrètes d’Hoffmann » ?

 

Quand je suis arrivé à Turin pour mon premier Hoffmann, je n’avais pas lu les « Contes » d’E. T. A. Hoffmann. C’est Janine qui me les a fait connaître. J’ai compris alors beaucoup de choses. Par exemple, dans l’acte d’Antonia, quand Crespel dit au Dr. Miracle : « Je te jette par la fenêtre », cela semble exagéré. Mais c’est clair quand on sait que, dans les contes originaux, le père d’Antonia tue une personne en la jetant par la fenêtre. Offenbach a utilisé un grand nombre de ces « pièces secrètes » dans son œuvre. Son opéra devient donc vraiment compréhensible quand on a lu les « Contes » d’E.T. A. Hoffmann.

 

Vous avez mentionné la version Kaye-Keck en passant. Quelles sont les difficultés du rôle d’Hoffmann, en particulier dans la version longue de l’opéra ?

 

C’est un rôle difficile, pas tellement pour ses aigus, mais parce qu’on est tout le temps dans le passage, et cela demande une grande maîtrise technique. Quand j’ai débuté ce rôle, j’étais très jeune et heureusement, ma voix a tenu le coup. Maintenant, j’ai assez d’expérience pour savoir comment y faire face techniquement. Ce n’est pas qu’il y ait un air ou une scène spécialement ardus, mais les numéros difficiles se succèdent sans relâche. Et dans la version que j’ai chantée à l’Opéra Royal de Wallonie (lire la critique ici), dans l’acte de Giulietta il y avait les trois duos (généralement on en joue un ou deux) et le septuor qui est parfois amputé. C’est dur pour la voix ! Mais quelle chance d’avoir travaillé avec les meilleurs professeurs et coaches, et d’avoir compris comment résoudre les problèmes qu’il pose !

 

Pour les rôles en français, vous avez un plus : votre bonne prononciation…

 

Merci beaucoup. Je dois mon français à ma femme, qui est canadienne, francophone et anglophone. Mais ça pourrait être mieux. Mes « e » un peu ouverts ont, jusqu’à présent, été un choix technique. Quand on voit la grande taille d’un théâtre et de l’orchestre, on ouvre les voyelles pour générer plus de son. Dans ma frénésie folle de ténor, je pense que si je ferme un peu les « e », on ne les entendra pas autant ! (rires). À mes oreilles, le « e » couvert est comme un moustique. Mais grâce à la technologie, qui est merveilleuse, j’ai maintenant un portable qui lit les décibels et la fréquence du son et permet de savoir si ce son s’entend bien ou fort peu. Grâce à cette application, j’ai compris que mes « e » – ouverts ou fermés – ont le même nombre de décibels. Nous travaillons donc avec ma femme pour les fermer un peu plus. Je crois que ce sera fait pour Don José à Liège. On verra bien !

 

Quelle est la place du répertoire romantique français dans votre carrière ? Outre Hoffmann et Don José, vous avez interprété des personnages aussi divers que Des Grieux, Roméo, Werther et Faust, aussi bien celui de Gounod que celui de Berlioz.  

 

Mon âme est divisée en deux : une partie pour Verdi et Puccini, et une autre pour le répertoire romantique français dans lequel j’ai trouvé un exutoire plus généreux de ma personnalité. Je m’identifie bien plus à Werther qu’au Duca ou à Alfredo de La Traviata, des rôles que j’ai beaucoup chantés, mais qui sont bidimensionnels. En plus, les rôles du répertoire français que j’ai abordés ont une troisième dimension (ndlr : la profondeur). On pourrait même dire une quatrième dimension, qui relève davantage de l’expérientiel.

 

Ces deux dernières saisons, vous avez ajouté de nouveaux rôles à votre répertoire. Parmi eux, Il Trovatore, où vous avez connu un grand succès, avec bis, à Las Palmas de Gran Canarias.

 

Je viens aussi de le chanter à San Francisco avec un grand succès, et il y aura une ou deux autres productions dans un avenir proche.

Comment s’est passé le rappel de « Di quella pira » dans votre premier Manrico ?

 

Ça m’a pris de court ! Lors de la première représentation, le public m’a demandé le bis, mais nous étions encore sous les règles Covid : le spectacle ne pouvait pas dépasser deux heures, autrement on risquait la fermeture du théâtre. Alors, on a continué de l’avant. Mais pour la dernière représentation, le directeur du théâtre a dit au Maestro Bernàcer : « Si on lui redemande le bis, laissez-le le chanter ». Et c’est ce qui s’est passé !

Ce sont des moments inoubliables. Une marée d’émotions : de la peur de ne pas atteindre le même niveau – ou encore meilleur – que la première fois, à l’humilité qui vous submerge lorsque vous réalisez ce qui vous arrive.

Mon premier bis, ce fut dans L’Elisir d’amore…

 

C’est un opéra que vous n’avez pas souvent chanté…

 

Deux fois seulement. Mais avec cet opéra, il m’est arrivé quelque chose d’inouï. Je chantais Rigoletto aux Arènes de Vérone et, lors d’une interview, on m’a demandé: « Vous aurez bientôt 40 ans, quel rôle auriez-vous aimé chanter, mais on ne vous l’a jamais proposé et vous croyez qu’il n’est plus possible qu’on vous l’offre ? ». J’ai répondu que j’aurais adoré chanter Nemorino, mais que, dès le début de ma carrière comme ténor, à 23/24 ans, on ne m’avait proposé que du Puccini et du Verdi.

Peu après, j’ai reçu un appel du Directeur de casting du Teatro Massimo de Palerme. Il avait lu cette interview et voulait m’offrir Nemorino ! Bien évidemment, j’ai accepté avec plaisir! (rires).

Puis, je l’ai chanté à nouveau en Chine, en tournée avec une production de La Scala.

 

Une contribution – bénéfique et inattendue – du journalisme musical ! (rires)

 

Oui ! C’est pourquoi, dans mes lettres au Père Noël, je lui demande toujours  beaucoup d’interviews !! (rires)

 

Aidons donc le destin ! Quel rôle souhaiteriez-vous chanter, mais on ne vous l’a pas encore proposé ou dans quel théâtre aimeriez-vous vous produire ?

 

En France, j’ai chanté dans de nombreux théâtres et, à Paris, au Théâtre des Champs-Élysées, à Saint Denis, à la Philharmonie et à la Salle Gaveau, mais pas encore à l’Opéra de Paris. Je serais ravi d’y chanter, en italien ou en français. Ce serait un grand honneur. Je vais l’ajouter dans ma lettre au Père Noël ! (rires)

 

D’habitude vous chantez 5/6 productions lyriques par saison, en dehors des concerts et récitals. Est-ce votre choix ?

 

C’est une conséquence de ma décision de vivre sur ce continent (ndlr : en Amérique du Nord). Si j’habitais en Europe, je chanterais davantage. Mais mon agent a compris ma décision d’être près de ma famille. Et aussi de prendre soin de ma santé. « Qui trop embrasse mal étreint », dit le proverbe. Je crois que le public mérite de recevoir le meilleur de moi-même. Il faut donc que je sois équilibré, détendu. Je chante au maximum cinquante représentations par an, pas plus. J’en ressens une satisfaction personnelle et professionnelle, et cela me place dans une position privilégiée, car, quand je vais me produire, ma voix est fraîche, saine. À mon retour chez moi, je me consacre entièrement à ma famille et à mon quotidien.

En tant que professeur, l’un de mes plus grands défis c’est de transmettre à mes élèves que le succès ne consiste pas à remplir notre ego de représentations, mais à faire une carrière digne, avec intégrité, et de toujours donner le meilleur de soi, de ne jamais rien faire à moitié. Dans cette carrière, pour être heureux, le plus important c’est l’intégrité. Il est trop facile de se sentir malheureux dans cette carrière !

 

On voit souvent des chanteurs qui s’engagent dans tellement de productions qu’en fin de compte, ils sont obligés de ne pas en chanter quelques-unes.  

 

Je n’ai annulé qu’une seule fois dans ma carrière ! Dans Il Trovatore à Minorque. Et je chante depuis 25 ans. D’ailleurs, c’était parce que j’avais le Covid. J’ai décidé de ne pas chanter pour ne pas contaminer d’autres personnes.

 

La vie d’un chanteur à succès s’accompagne de diverses difficultés. La stabilité émotionnelle est nécessaire. Est-ce ce que vous recherchez ?

 

On peut perdre sa stabilité émotionnelle sans s’en rendre compte… Je l’ai vu chez beaucoup de mes collègues, et je suis devenu une sorte de psychologue amateur pour certains d’entre eux qui m’appellent pour parler de leurs peines, de leurs problèmes.

Que faites-vous quand vous ne chantez pas ? Avez-vous des hobbies ?

 

Depuis peu, j’apprends à jouer au golf avec un ami en Floride et j’aime vraiment ça. J’aime aussi jouer de la guitare.

Et puis, je suis toujours à la recherche de nouveaux hobbies. Maintenant, avec des amis, on travaille sur un projet très intéressant : une marque de tequila qui va s’appeler « Tequila Ténor » (rires). Si tout se passe bien, elle sera sur le marché l’année prochaine. La marque est déjà déposée. On a voulu créer une bonne tequila de qualité, et on ne sait évidemment pas si l’affaire sera prospère ou non, mais qu’est-ce qu’on s’amuse !! Et notre amitié a tellement grandi !

Avec cette tequila, je ne cherche pas la réussite économique. Il en est de même avec le chant. Je ne cherche pas la gloire, mais que, à chaque fois que je suis sur scène, quelqu’un puisse dire que je l’ai ému. Ou qu’on me remercie pour mon travail bien fait. Cela me fait sentir qu’il vaut la peine de toujours s’efforcer davantage, et d’accepter le sacrifice d’être loin de chez moi.

 

Merci Arturo. Ce fut un plaisir de discuter avec vous. Bonne année 2024 pour vous et votre famille.

 

Merci Marta. Bonne année 2024 pour vous aussi !

 

(*) Mariachi : le mot désigne aussi bien la musique traditionnelle mexicaine – des chansons interprétées sans micro, accompagnées d’instruments à cordes et de trompettes – que les musiciens qui les interprètent vêtus de vêtements régionaux. Patrimoine culturel immatériel de l’humanité, le mariachi est l’essence même de la culture musicale mexicaine.

Visuels : Photo de couverture © Guillermo Cano, Simon Boccanegra – Tearo Massimo de Palermo © Rosellina Garbo, La Traviata Royal Opera House Muscat © Khalid Al-Busaidi, San Francisco Opera . Il Trovatore © Cory Weaver, Les Contes d’Hoffmann – Teatro alla Scala © Ennevi Foto.