Après un très beau succès dans la Norma de Bellini, la soprano italienne Anna Pirozzi est de retour à Naples, la ville qui l’a vue naître, pour incarner la jeune tenancière du saloon Polka dans La fanciulla del West de Puccini. Au beau milieu de ses répétitions, elle nous a accordé cette interview par visioconférence depuis son appartement napolitain. Généreuse et conviviale, au fil de ses réponses nous apprenons à mieux connaître la chanteuse passionnée par son art, mais aussi la femme, ses émotions, ses appréhensions et ses certitudes.
Tout à fait. C’est toujours la production d’Hugo de Ana, très belle et très traditionnelle. C’est son style. Je l’aime bien et je suis très contente d’en faire partie.
J’aime beaucoup Puccini en général. Dans La Fanciulla, on distingue des bribes de ses autres opéras, Butterfly ou Tosca, par exemple. Le style Puccini est toujours présent. Mais, en même temps, il y a aussi quelque chose de nouveau, une musique plus contemporaine. Il m’a fallu travailler dur pour apprendre ce rôle, parce que l’écriture est vraiment difficile. C’est un discours suivi avec tous les autres personnages, où manquent les mélodies auxquelles Puccini nous avait habitués. Mais la musique, oh là là !! Je l’ai tout de suite adorée ! Certaines de ses phrases musicales m’émeuvent beaucoup !
Il faut surtout une grande voix, parce que le volume de l’orchestre est vraiment fort. Et aussi une très bonne technique. Le deuxième acte est particulièrement difficile pour la soprano. C’est dans ses phrases déclamées où elle livre toute sa passion que Puccini s’approche au plus près du vérisme. Mais attention ! Il faut tenir jusqu’à la fin de l’acte et ne pas oublier qu’il y a aussi un troisième acte !
C’est une fille qui vit au milieu de tous ces hommes rudes, et arrive à gérer toutes leurs passions, aussi bien les tristesses que la joie. Elle est très forte et très courageuse, et sait se défendre. D’ailleurs, elle a toujours un pistolet avec elle. Mais elle aime aussi ces mineurs qui ont quitté leurs familles, leurs enfants, qui sont venus de loin pour pouvoir leur envoyer de l’argent. Ils font un travail terrible, toujours enfouis dans la mine. Minnie est comme une mère pour eux et veut protéger l’or qu’ils réussissent à extraire. Par contre, elle ne connaît pas encore le grand amour. Quand elle rencontre Dick Johnson, elle comprend que c’est l’amour de sa vie. Malheureusement, il est venu voler l’or des miniers. Pourtant, elle le pardonne et fait tout pour le sauver, même tricher dans la partie de cartes avec le shérif.
Forcé ? Pas du tout. Pour une fois, personne ne meurt. Ça fait plaisir de jouer dans une histoire qui finit bien. On en a besoin de temps en temps. Cette fois-ci, je me réjouis de savoir que nous n’allons mourir ni mon amoureux ni moi.
En fait, Minnie n’a pas besoin de faire grand-chose pour que Dick Johnson change. Il ne voulait pas faire le bandit. Il a été obligé parce que son père l’était déjà. Mais ce n’est pas dans sa nature de tuer. C’est un voleur, pas un assassin. Il aurait voulu vivre une vie normale, fonder une famille.
En ce qui concerne les mineurs, c’est différent. Minnie est très croyante et leur lit la Bible en ajoutant des commentaires. Au premier acte, elle leur apprend que tous les pécheurs peuvent se racheter et être pardonnés. Reprenant ce même sujet, au troisième acte elle convainc les mineurs de refréner leur agressivité et de ne pas tuer Johnson. Et ils chérissent tant Minnie qu’ils les laissent partir ensemble.
En fait, « Laggiù nel Soledad » est un air, mais, quand il finit, la musique continue et ne fait pas d’espace aux applaudissements. C’est ce qui est nouveau, plus moderne chez Puccini. Ce n’est plus le « Vissi d’arte » de Tosca. On dirait un film, un western. Si j’avais été en situation de le faire, je lui aurais peut-être demandé de faire une pause après cet aria, pour baisser un peu la tension et, pourquoi pas, un autre air pour la scène finale quoique, à ce moment-là, il y ait trop de monde sur le plateau.
C’est vrai. Minnie réprimande Mowkli (ndlr : sa bonne indienne): « Tais-toi. Fais le ménage. » Il y a aussi le langage monosyllabique des Indiens, et la scène entre le shérif et le minier Sonora qui l’insulte en l’appelant Faccia da cinese (sale Chinois). De nos jours, en Amérique, le texte aurait été changé ou enlevé. Je suis sûre que Puccini n’y a vu que du feu.
De nos jours, la discrimination envers les femmes persiste partout. Elles souffrent de la violence masculine ; elles ne sont pas reconnues dans leurs métiers. On doit lutter pour l’égalité hommes-femmes. Il en est de même dans le monde du lyrique, quoiqu’il soit possible d’apprécier un changement. Maintenant, certains théâtres (surtout en Amérique, en Allemagne et à Londres) doivent embaucher au moins deux cheffes d’orchestre dans l’année, et avoir dans leurs distributions des chanteurs de couleur ou asiatiques. Je trouve que c’est bien pour en finir avec le racisme.
Oui, le fameux bodyshaming ! (ndlr : discrimination, moquerie ou humiliation d’une personne à cause de son corps) Au début de ma carrière, j’ai eu des problèmes de ce genre. Quand j’étais jeune, j’étais déjà corpulente. Pour une femme, je suis costaud. Et j’ai été refusée par des metteurs en scène pour certains rôles. À l’époque, j’en ai souffert. Mais, heureusement, ma voix a vaincu. Aujourd’hui, grâce à elle et à ma compétence professionnelle, je chante partout. Je suis fière d’y être arrivée.
À l’époque, je ne connaissais pas l’opéra, et la musique classique ne m’intéressait pas. Dans ma famille, mon père jouait de la batterie dans un groupe rock et ma mère chantait les chansons de Mina. Moi aussi, je chantais ce répertoire et, en anglais, celui de Céline Dion, Mariah Carey, Whitney Houston. Je me suis même présentée à des concours de musique pop et ça a très bien marché. Mais le monde de la pop est très dur.
J’ai eu le coup de foudre quand j’ai écouté Maria Callas pour la première fois.
Tout le monde me disait que j’avais une belle voix et que je devais étudier le chant. Je pensais que dans les conservatoires on n’enseignait que le chant lyrique, et je n’en voulais pas. Finalement, je me suis inscrite au cours de percussion pour apprendre à jouer de la batterie. Mais j’ai fini par le quitter, car il fallait trop étudier. J’étais très « dynamique »… appelons ça comme ça (rires). L’année d’après, je me suis représentée au conservatoire. Une audition était obligatoire. J’ai chanté l’Ave Maria de Schubert que j’interprétais lors des mariages. Le professeur a cru que j’avais déjà fait des études lyriques !, et m’a dit que je pouvais chanter de l’opéra. Très vite, il m’a fait écouter Maria Callas, del Monaco, Di Stefano. Il m’a même prêté le CD Casta Diva de Maria Callas. Moi aussi, je voulais chanter comme ça !
J’ai chanté dans de petits théâtres de province, en Italie. Mon premier rôle fut Tosca en 2010. Comme je voulais chanter, j’acceptais d’interpréter Tosca, Aïda ou Abigaille de Nabucco pour 50 euros. Mais j’étais si contente de le faire ! Et puis je crois que, tout compte fait, cela a été positif pour moi parce que, quand je suis enfin arrivée dans les grands théâtres, j’avais déjà l’expérience de la scène. Je me sentais donc sûre de moi. Par contre, ce fut très difficile d’avoir une audition dans un grand théâtre. J’avais un certain âge et pas de curriculum. Les agents ne me voulaient pas non plus…
J’ai choisi de commencer par Turin parce que c’était tout près de chez moi et que j’y avais fait mes études au conservatoire. Mais, pour chanter au Teatro Regio, j’ai dû passer trois auditions, car le metteur en scène n’était pas convaincu. Il a voulu que le chef d’orchestre m’écoute et ensuite le directeur du théâtre. D’ailleurs, ils ne m’ont offert qu’une représentation. J’y ai mis le paquet et tout s’est très bien passé. Depuis lors, je suis distribuée partout.
À 36 ans, ma voix était déjà prête pour chanter des rôles tels que Tosca, Abigaille ou Amelia. Donc, mon âge m’a porté de la chance pour ce qui est du répertoire qui convenait à ma voix. À présent, c’est toujours un avantage. Je suis en pleine carrière et je peux chanter les rôles de soprano dramatique. Si j’avais été un soprano lyrique léger, je n’aurais jamais fait de carrière.
C’est vrai ! Il faut ajouter La Fanciulla del West que j’ai débuté il y a quelques mois à Hambourg. Cette saison, je vais encore aborder un nouveau rôle : Giselda dans I lombardi alla prima crocciata deVerdi. Ce sera au Teatro Real de Madrid.
J’aime les défis. Heureusement, je suis en bonne santé. Et puis, surtout, je ne peux pas rester trop longtemps sans chanter. J’ai besoin de monter sur scène. La musique m’est indispensable. C’est la magie de l’opéra qui me pousse toujours en avant.
J’essaye de ne pas aller chanter trop loin. Dès que j’ai deux jours libres, je retourne à la maison. Quand les enfants ont des vacances, ils viennent me voir. Leur père a mis de côté le violon pour les élever. Leonora, l’aînée, a 13 ans et Daniel, le petit, 8 ans. Nous avons choisi cette vie, et les enfants y sont habitués. Je pense que celle qui souffre le plus c’est moi, car je suis seule dans mon appartement. Mais aussi mon mari qui ne se lasse pas de me dire que je lui manque.
Les aider à faire leurs devoirs de l’école, aller au cinéma ou faire du sport avec eux. Et parfois rester à la maison pour voir un film ensemble. Nous commandons une pizza que nous mangeons tous les quatre, assis sur le canapé. La vie de famille. Je fais aussi le ménage. C’est mon tour quand je suis à la maison ! (rires)
Lady Macbeth (ndlr : de l’opéra Macbeth de Verdi) et Medea (ndlr : de Cherubini). Ou peut-être Norma, J’hésite entre les deux. J’aime interpréter ces personnages un peu agressifs, effrayants même. Mais Medea et Norma ont aussi toutes les deux un côté romantique, et sont des mères. Moi aussi, je suis combative et forte. Et c’est tant mieux, parce que, pour faire carrière dans le monde du lyrique, il faut être psychologiquement forte.
Il y a la responsabilité de se présenter dans de grands théâtres. Et puis, il faut endurer ceux qui viennent vous dire que vous n’avez pas bien chanté ce soir-là. En fait, cela me pousse surtout à aller de l’avant et à essayer d’améliorer ma performance. Je souhaiterais être toujours à mon plus haut niveau, mais, évidemment, ce n’est pas possible. De plus, je ne suis pas une diva ! Je suis très affectueuse avec le public, je l’aime sincèrement. Je campe un personnage, mais, quand le rideau se ferme, je redeviens Anna Pirozzi, une femme normale avec une famille. Je crois qu’une famille nous permet de rester les pieds sur terre. Je viens d’ailleurs d’une famille humble. Mon père travaillait, mais ma mère était femme au foyer, et il n’y avait pas trop d’argent chez nous.
J’y ai beaucoup réfléchi et j’y pense toujours, parce que j’ai pu constater chez moi des changements au niveau santé. Rien de grave, heureusement. Mais il y a des choses que je faisais à 35 ou 40 ans que je ne peux plus faire. Et puis je ne voudrais pas vieillir. Comme tous les chanteurs, j’ai peur de perdre la voix. Nous, les chanteurs, nous nous levons le matin et nous voulons savoir tout de suite si la voix est encore là. Mais le temps ne s’arrête pas…
Oui. Je n’aime pas la personnalité d’Abigaille. Mais j’en ai tant chanté, partout dans le monde !
Je vais reprendre un rôle que je ne chante pas depuis longtemps, Santuzza de Cavalleria Rusticana. Ce sera au Canada, pour mes débuts à Toronto. Je verrai bien s’il convient toujours à ma voix de quinquagénaire ! (rires) Après, je serai Tosca au Teatro de l’Opéra de Rome et ensuite j’ouvrirai la saison des Arènes de Vérone avec, précisément, ce rôle que je n’aime pas… Abigaille (rires).
C’est vrai. Je suis tout de même contente parce que c’est le rôle qui m’a permis de décoller à l’internationale.
J’avais chanté Nabucco dans de petits théâtres de province, en Italie. En 2013, le directeur de l’Opéra de Rome, Alessio Vlad, m’a appelée pour le remplacement éventuel de la soprano qui devait chanter Abigaille dans le Nabucco produit par cette maison lyrique au Festival de Salzbourg, sous la direction de Riccardo Muti. Il ne voulait pas de moi pour Abigaille, car il ne me connaissait pas, mais finalement il a accepté. J’ai auditionné pour lui devant un grand nombre de journalistes qui le suivaient partout. En fait, je n’ai chanté que quelques phrases. Il m’a tout de suite arrêté et m’a dit : « Mais vous chantez très bien ! Où étiez-vous ? » Je lui ai répondu que j’attendais qu’il m’appelle ! (rires) J’ai chanté toutes les représentations et les médias l’ont amplement diffusé.
Je vais enfin retourner à La Scala où j’ai fait mes débuts en 2015 dans I due Foscari avec Plácido Domingo, et j’ai chanté Nabucco deux ans plus tard. Pendant cinq ans, le précédent directeur ne m’a jamais invitée. Maintenant, j’y serai l’année prochaine dans le rôle-titre de Turandot que je vais aussi interpréter peu après au MET où j’ai fait mes débuts dans Lady Macbeth. Me voilà ravie !
J’ai chanté tous les rôles de Puccini et de Verdi qui correspondent à ma voix. J’aurais aimé chanter I vespri siciliani mais je crains que ce ne soit plus possible maintenant. Il y aurait peut-être Fedora (ndlr : de Giordano), que j’ai étudié avec Renata Scotto, mais ces représentations ont été annulées à cause du Covid. D’autre part, j’aimerais incarner les trois reines de Donizetti et reprendre Medea et Norma. Le retour au bel canto est un baume pour la voix. Alors j’en appelle aux théâtres : proposez-moi du bel canto ! (rires)
Il y a quelques années, dans Tosca, après avoir sauté du Castel Sant’Angelo, je pleurais à chaudes larmes. J’étais triste pour elle, parce que je n’aurais jamais fait cela. Adriana Lecouvreur, que je n’ai chanté qu’une fois, m’a fait pleurer au moment de sa mort. Mais, en réalité, un chanteur ne devrait pas pleurer sur scène parce que cela pourrait nuire à sa voix. Par contre, j’apprécie vraiment quand un spectateur me dit qu’il a été si touché par ma voix qu’il en a pleuré.
Moi aussi. C’était un grand plaisir !
Visuels : Portrait © Charles Marais ; Medea (Athènes) © Andreas Simopoulos ; Macbeth (Royal Opera House) © Clive Barda ; La fanciulla del West (Teatro San Carlo) © Luciano Romano ; Adriana Lecouvreur (OnP) © Sebastien Mathe ;