Anna Netrebko a séduit le public de la Philharmonie durant les deux heures d’un récital de mélodies russes, chansons et airs d’opéra, accompagnée du pianiste russe Pavel Nebolsin. Elle a démontré ses immenses talents d’interprétation, donnant vie à chacun des morceaux et captivant l’auditoire qui lui a réservé la standing ovation des grands soirs.
Anna Netrebko, que l’on peut qualifier du titre rare de superstar du lyrique, ne laisse jamais indifférent. Il n’est nul besoin de connaître la belle langue de Pouchkine pour apprécier ces petites pièces qu’elle a choisies dans un programme qu’elle a déjà interprété à quelques variantes près sur de nombreuses grandes scènes internationales : Salzbourg en 2009 et la Philharmonie de Berlin en 2010 avec Daniel Barenboïm au piano, mais aussi Baden-Baden en 2015 ou le Metropolitan opéra en 2016 avec Malcolm Martineau au piano.
Produit par les Grandes Voix, le concert qu’elle a donné hier à la Philharmonie de Paris est le premier de sa tournée d’automne qui la conduira ensuite au Teatro San Carlo de Naples puis au Staatsoper de Vienne avec le même programme d’airs russes, qu’elle interprète accompagnée du seul piano de Pavel Nebolsin. Sobriété avant la reprise de la scène et du Manon Lescaut de Puccini, également à Vienne.
Et c’est cette apparente simplicité qui rend Anna Netrebko si séduisante. Elle occupe littéralement la scène se promenant d’un bout à l’autre avant de se rapprocher du piano, de sourire à son partenaire, de porter la main à son cœur, de lever le bras vers l’arrière-scène en guise de salut, de souffrir avec les héroïnes qu’elle incarne, puis de se détendre d’un geste affectueux en direction du public pour aborder la scénette suivante.
Anna Netrebko c’est tout autant le miracle d’une voix superbe que celui d’une interprète de premier plan qui sait créer une atmosphère autour de chacune de ses chansons, judicieusement surtitrées et intelligemment incarnées par la soprano.
Et si la soprano parvient tout à la fois à nous émouvoir et à nous divertir, c’est qu’elle connait fort bien le lyrisme sombre de ces romances dont les textes évoquent les peines et drames d’amour, avec douceur et nostalgie ou avec colère et violence, ces poèmes mis en musique par les compositeurs russes du 19e siècle, parmi lesquels les sublimes vers de Pouchkine ou de Lermontov.
En commençant par les mélodies de Rimski-Korsakov qui, à l’exception notable de l’histoire de ce Rossignol captivé par une rose (op. 2, no. 2) que Natalie Dessay avait à son répertoire, sont peu connues du public mélomane en France, Anna Netrebko ne choisit pas la facilité. Et pourtant dès sa première romance, Ce dont je rêve dans le silence de la nuit (op. 40, no. 3), elle parvient à émouvoir profondément par l’intériorisation qu’elle sait donner à son chant qui s’achève sur « son visage me hante » et un superbe piano. En quelques minutes elle a montré son engagement dans cette courte histoire, la beauté de son timbre qui sait s’amenuiser pour s’adapter à la chanson, la clarté de ses aigus et l’aisance de son très riche médium.
Les mélodies suivantes, plus ou moins connues, permettent à la grande soprano russe de poursuivre sa belle démonstration d’amour pour un répertoire qu’elle affectionne et qui lui permet de montrer à quel point elle sait donner les nuances nécessaires à une incarnation à la fois sobre et puissante, telle la véhémence sans retenue qu’elle insuffle au « Chant de l’Alouette » tandis que le piano sautille littéralement à ses côtés (op. 43, no. 1) après les tonalités champêtres et le moelleux d’un divin legato de « Ce n’est pas le vent, soufflant des hauteurs » (op. 43, no. 2). Le concert commence sous les plus beaux auspices. La diva nous a déjà pris par la main sur les chemins de la poésie russe et de la musique de Rimski-Korsakov. Et comme le public apprécie les contrastes, c’est sur les « Monts de Géorgie » (op. 3, no. 4) que la belle Anna nous conduit, toute vêtue d’une robe vaporeuse turquoise claire, et imprimant à la romance son rythme languissant.
Sur l’air suivant « Au Royaume de la rose et du vin » (op. 8, no. 5), elle parcourt presque fiévreusement la scène autour du piano, tendant la main au public sur « viens, je t’attends » ce fameux « Pridi » (viens) répété, presque psalmodié, magnifique d’intensité qui arrache des larmes. Une gestuelle qui rend si vivante également la « Chanson de Zuléika » (op. 26, no. 4) d’une grande élégance vocale et lyrique tout comme l’histoire du « Rossignol » (op. 2, no. 2) qui suit, avec laquelle Anna Netrebko poursuit cette première partie de romances comme dans un rêve de beautés, divins aigus et vocalises finales parfaitement exécutées.
L’ensemble du public est totalement sous le charme. Mais avant l’entracte, elle nous offre encore deux extraits d’opéras, qu’elle chante à la manière des chansons, sans forcer sa voix, montrant d’ailleurs la part de mélodies romantiques des œuvres russes dans le domaine lyrique. Elle commence par « l’hymne au soleil », chanté à l’acte II par la maléfique reine Chemakha, exprimant sa sensualité et son pouvoir sur le lamentable roi Dodon dans le fantasque Coq d’Or. C’est également un « hymne au Soleil » qui termine l’émouvante et tragique histoire de La fille de Neige, mais juste avant ce final élégiaque, Snegorouchka, fille-flocon de neige, disparaît en fondant sous les rayons du soleil printanier qui met fin à de longs mois d’hiver douloureux. Rempli de ces thèmes contradictoires entre le malheur de la mort et sa nécessité pour permettre à la vie de renaitre, cet arioso, magnifiquement interprété par Anna Netrebko, nous plonge un bref et intense instant, dans les affres douloureuses de ce choix où elle semble elle-même, résignée, disparaître en elle-même, les mains devant le visage « Mais que m’arrive-t-il ? ».
Deux romances de Rimsky-Korsakov terminent la première partie, « La Nymphe », tout en douceur et « Rêve d’une nuit d’été » où parfois de légères stridences dans l’aigu très soutenu, confirment que la soprano est particulièrement à l’aise dans une zone de confort un peu moins haute.
Après l’entracte, quelques romances de Rachmaninov nous offrent un aperçu de l’audace du programme choisi. Ces airs sont moins souvent interprétés par la diva qui s’y risque avec bonheur et réussite totale notamment le formidable « Ils ont demandé… elles répondaient », petit dialogue savoureux et animé qu’elle met littéralement en scène. Très beau « Rêve » également comme l’élégiaque « Ici il fait bon » et son « toi » si longuement tenu qu’il fait naître des frissons d’émotion.
Et puis vient Tchaïkovski et l’on se rappelle qu’Anna Netrebko a été une divine Tatiana dans Eugène Onéguine et une divine Iolanta. Sans doute aurait-il été plus logique d’ailleurs, en respectant la chronologie, de commencer le programme par le « père » de ces magnifiques romances, qui s’inspirent musicalement du folklore russe, de la chanson populaire, et de l’art lyrique tout à la fois. On en trouve de bien belles pages dans Eugène Onéguine, dont le texte est écrit en vers, et qui s’ouvre sur cette si belle romance chantée par Tatiana et Olga accompagnées par une simple harpe. Tchaïkovski a composé une centaine de ces romances, réparties en cycle de 4 chansons.
Paroles comme musique sont véritablement dans l’ADN de la diva russe. Elle traduit toutes les émotions contenues dans ces brefs récits, avec une sorte de perfection rarement atteinte, où la poésie est valorisée par une diction exceptionnelle et très expressive, et où la voix trouve à se déployer comme jamais sur toute sa tessiture, phrases musicales soignées, émotivité à fleur de peau et gestuelle en phase.
Sa voix passe sans problème du registre grave à l’aigu, la technique est superlative, le timbre est stable et le style passe aisément du rythme rapide de certains airs à la lenteur langoureuse d’autres romances. « C’était au début du printemps » (op. 38, no. 2) parle de « forêts », de « fraiche senteur des bouleaux », et elle le chante tout en douceur, tandis que les variations infinies sur « Oublier » déchirent le cœur, surtout dans la véhémence du final. « Les Nuits de folie » (op. 60, no. 6) ont une allure d’air d’opéra et Anna Netrebko donne à ces regrets des nuits blanches, une de ses plus belles interprétations de la soirée, la plus aboutie, la plus achevée dans un art qui atteint le sublime.
On apprécie également à sa juste valeur ce petit récit ironique et poignant qui commence par « N’étais-je pas un petit brin d’herbe ? » pour lequel elle prend un léger accent canaille et populaire qui fait merveille tandis que la tension monte sur les derniers vers « ne suis-je pas cette fille que l’on a forcée à se marier ? ».
Anna Netrebko termine par un romantique « Le Soleil s’est couché » suivi par « Que règne le jour » chanson d’amour virtuose, où elle se promène une dernière fois tout autour de la scène, en nous offrant l’un de ses plus beaux aigus, flamboyant, sur « à toi ».
Le pianiste Pavel Nebolsin, très applaudi dans les derniers airs de Tchaïkovski, est loin de n’être qu’un accompagnateur, travaille depuis quelques années avec la soprano russe et l’on sent une très importante et très fructueuse complicité entre eux. Discret, mais doté d’une très grande sensibilité dans son jeu, il la soutient sans jamais perdre de vue ses mouvements de scène et est l’un des atouts de la soirée. Les romances de Rachmaninov en particulier donnent une part très belle au piano, on sait comme le compositeur était lui-même un virtuose exceptionnel et il laisse à son instrument préféré, dans les limites du genre, une certaine liberté que Pavel Nebolsin utilise avec beaucoup de talent.
Le public aurait pu se garder d’applaudir entre chaque air et se contenter de se manifester après la fin des cycles, mais la présence de nombreux fans de la diva, n’a pas facilité ce recueillement nécessaire dans l’exercice du récital de chansons.
Couverte de fleurs et manifestement très heureuse, Anna Netrebko, très en beauté, a remercié longuement le public avant d’offrir un « bis » unique, un extrait magnifique du Francesca da Rimini de Rachmaninov, « O ne rydai, mai Paolo » (ne pleure pas mon Paolo), que l’on peut retrouver dans un enregistrement ancien, datant de 2006, (mais superbe) intitulé « Russian album ».
C’est ce qu’on appelle savoir terminer en beauté en respectant l’unité d’un programme riche et original. La classe !
Anna Netrebko / Pavel Nebolsin à la Philharmonie de Paris.
Programme :
Nikolaï Rimski-Korsakov
« O chem v tishi nochey » op.40 n°3
« Ne veter, veya s vysoty », op. 43, no. 2
« Zvonche zhavoronka penye », op. 43, no. 1
« Na kholmakh Gruzii », op. 3, no. 4
« V zarstvo rozy i vina », op. 8, no. 5
« Pesnya Zyuleyki », op. 26, no. 4
« Plenivshis’ rozoj, solovey », op. 2, no. 2
« Hymne au soleil » (extrait du Coq d’or)
Final (Scène de la fonte) (extrait de La Fille de neige)
« Nimfa », op.56, no.1
« Son v letnyuyu noch », op. 56, no. 2
Serge Rachmaninoff
« U moyego okna », op. 26, no. 10
« Oni otvechali », op. 21, no. 4
« Son », op. 8, no. 5
« Zdes’ khorosho », op. 21, no. 7
« O, ne riday, moy Paolo »
Piotr Ilitch Tchaïkovski
« To bilo ranneyu vesnoy », op. 38, no. 2
« Zabyt tak skoro », TH 94
« Nochi bezumnye », op. 60, no. 6
Sérénade, op. 63, no. 6
« Ya li v pole da ne travushka bïla? », op. 47, no. 7
« Zakatilos solnze», op. 73, no. 4
« Den’ li zarit », op. 47, no. 6
Bis : « O ne rydai, mai Paolo » (extrait de Francesca da Rimini de Rachmaninov)
Visuel : © Olga Rubio Dalmau