L’opéra inspiré de l’histoire du poète et révolutionnaire (… mais pas assez, car il fut victime de la Terreur), est à pleinement apprécier lorsque distribution et direction œuvrent de concert en combinant les qualités du livret et de la musique. L’Opéra de Lyon, son directeur musical, l’orchestre, le chœur et les solistes l’ont brillamment démontré avec leur prestation au Théâtre des Champs-Élysées.
C’est une conjonction d’évènements heureux qui vont prévaloir à la naissance d’Andrea Chénier. Umberto Giordano vient de connaître trois échecs successifs avec ses compositions d’opéra quand Alberto Franchetti décide de lui céder ce livret « révolutionnaire. C’est ensuite, Pietro Mascagni qui, auréolé du succès de son Cavalleria Rusticana (1890) intercède auprès de la Scala de Milan pour que le nouvel opéra de son cadet y soit joué. De surcroît, en 1896, la création d’Andrea Chénier réunit une distribution brillante : le ténor débutant Giuseppe Borgatti (qui sera bientôt le premier Siegfried italien sous la direction de Toscanini (1899)), la grande tragédienne espagnole, Evelina Carrera, et Mario Sammarco, un excellent baryton. Par la suite, le parcours de l’œuvre sera assuré par des distributions prestigieuses (Caruso, Gigli, Corelli…, Muzio, Cigna, Milanov, Callas…). En revanche, aujourd’hui, l’œuvre est, un peu tombée en disgrâce, mais des prises de rôles (telles celles d’Anja Harteros et Jonas Kaufmann, récemment, à Munich) permettent, de temps à autre, sa réapparition.
Conformément à la tradition de l’Opéra de Lyon (et de Daniele Rustioni) qui, chaque année, met à l’honneur une œuvre, en version de concert, c’est donc Andrea Chénier qui est donné cette année sous cette forme. Et c’est là une excellente idée, tant l’intrigue, limpide et linéaire, ne souffre pas de l’absence de mise en scène. Il faut dire que le livret de Luigi Illica, est d’une incontestable qualité avec sa montée en puissance et en violence, au rythme des évènements de la Révolution française.
La mise en miroir entre le décalage des aristocrates avec la réalité de 1789, et, une poignée d’années plus tard, le basculement dans un ordre nouveau et chaotique est, indéniablement, l’une des grandes forces de ce livret.
Chaque acte bénéficie de ses propres forces et l’épilogue (la substitution de Legray par Coigny) est tellement « opératique » !
Il n’empêche toujours pas que les détracteurs du vérisme auront du mal à hisser la partition de Chénier au niveau, par exemple, des œuvres majeures de Puccini (1896 est l’année de création de La bohème)…, même s’il faut reconnaître que l’œuvre est, musicalement et dramatiquement, moins outrancière qu’une Cavalleria Rusticana ou qu’un Pagliacci.
Le livret romance donc l’histoire d’André Chénier, ce poète qui inspira de grands auteurs tels Vigny, Hugo, Musset, Lamartine, Péguy ou René Char. Chénier eut, également, un engagement politique lors de la Révolution, mais ses prises de position à rebours de celles des jacobins Marat et Robespierre lui vaudront d’être envoyé à l’échafaud le 25 juillet 1794. Par un coup du sort, il fut l’une des dernières victimes de la Terreur, puisque le bain de sang cessa deux jours après l’exécution du poète, avec l’arrestation de Robespierre.
En revanche, la conjonction des dates fera que la jeune salonnière, Aimée de Coigny, qu’il a rencontrée en prison et qui était tout droit dirigée vers la guillotine en raison de ses origines aristocratiques, échappera, elle, à ce sort funeste. Elle aura, néanmoins, eu le temps d’inspirer à Chénier son poème La Jeune captive.
On peut parfois blâmer le directeur musical de l’Opéra de Lyon pour un traitement trop fougueux de l’opéra italien. À quelques exceptions près (un « ça ira ! » brusquement tonitruant), on ne pourra pas lui formuler ce reproche avec cet Andrea Chénier.
Bien au contraire, tant Rustioni trouve, ici, un équilibre quasi parfait entre la (fausse) légèreté de certaines scènes comme la gavotte, la tension dramatique d’autres séquences, les sonorités « révolutionnaires » ou les emportements de la foule déchaînée avide d’exécutions sommaires. Les différents pupitres de l’orchestre de l’Opéra de Lyon affichent toutes leurs qualités pour offrir un déroulé musical captivant, les nombreux récitatifs sont pleins de rythme et les solistes peuvent, sous la baguette attentive du Chef, déployer leurs solos et leurs duos.
Quant au chœur parfaitement dirigé par Benedict Kearns, son effectif féminin aura mis toute sa délicatesse dans le passage incongru des bergers et des bergères, l’ensemble assurant, ensuite, une enthousiaste Carmagnole, puis se faisant hurlant, lors de la scène du procès.
Avant de parler des grands solistes, il convient de saluer l’homogénéité d’une équipe talentueuse qui, c’est d’autant plus à souligner avec une distribution aussi fournie, ne recèle aucun point faible. Parmi ceux qui œuvrent à la condamnation du poète, la basse coréenne Kwang-Soun Kim interprète un Fouquier-Tinville tranchant à souhait, Filipp Varik, un « Incroyable » plein d’assurance qui livre un solo (« Ebenne ?… Donnina innamorata (…) » fort séduisant, et Alexander de Jong qui caractérise Fléville l’écrivain, mais également Mathieu, le sans-culotte excité. Quant à Hugo Santos, il est pareillement pertinent dans les rôles de Dumas, le Président du tribunal, que de Schmidt, le gardien de la prison.
De leur côté, Pete Thanapat donne une belle personnalité à Roucher, l’ami de Chénier, et Thandiswa Mpongwana, à la voix opulente, incarne une formidable Bersi.
Enfin il revient à Sophie Pondjiclis, la rude tâche d’interpréter à la fois la mère de Madeleine qui tient tête (si l’on peut dire !) à Carlo Gérard, et la Madelon qui envoie tous ses enfants à la mort glorieuse de l’idéal révolutionnaire.
Dans les deux cas, elle offre aux deux rôles une personnification dramatique significative appuyée sur une réelle crédibilité vocale.
Il y a fort à parier que, par une efficace synergie, l’homogénéité de cette équipe a aussi porté les trois artistes de tête qui, pour deux d’entre eux, ont rivalisé avec les plus grands.
Certes, Riccardo Massi ne bénéficie pas du timbre le plus séduisant et d’une grande variété d’expressions. Mais, nous sommes ici dans le vérisme et Andrea Chénier est autre chose qu’une seule affaire de timbre. Il est ici question de récits passionnés, d’alternance entre la désespérance et l’amour qui l’unit à Madeleine. Il y est aussi question de cet élan, cette impétuosité, ce « slancio » italien – dont l’improvisation du 1er acte est un parfait exemple -, qui fait du personnage un véritable héros romantique. Et, de ce point de vue, Massi nous offre une superbe incarnation, nous emportant dans le cruel destin de Chénier, dont l’un des points de bascule est un « Credo a una possanza arcana » plein d’une noble fougue. Il montrera ensuite avec sa déclaration devant le tribunal (« Si, fui soldato (…) ») et dans le duo final qu’il aura su tenir son rôle avec vaillance.
Massi faisait face à deux artistes hors pair qui peuvent, d’ores et déjà, inscrire leurs noms dans le tableau des grandes interprétations de cet opéra.
Amartuvshin Enkhbat est l’un de ces chanteurs qui continuent d’avancer, parfois à bas bruit, à nous étonner par l’extraordinaire qualité de son chant, parfois même, à nous amener à reconsidérer les personnages qu’il incarne.
On le sait, malgré sa sortie tonitruante du début lors de la soirée de la Comtesse et son identité forte de révolutionnaire qui a épousé les idéaux des secousses sismiques de 1789, Carlo Gérard est aussi un homme de principes, voire un homme d’« amitié » et son penchant pour Madeleine, in fine, n’en fait, pas un odieux personnage comme Scarpia.
L’admirable air « Nemico cella patria » indique que l’homme regarde les élans et les excès de la Terreur avec lucidité. Un bon Gérard est donc un Gérard qui parvient à explorer ses propres contradictions, à être porté par ses pulsions pour, parfois, mieux les réfréner au dernier instant… Et un excellent Gérard, c’est celui qui par un chant somptueux y rajoute toute la puissance de l’incarnation. Ce sont incontestablement les qualités d’Enkhbat qui nous aura impressionné dès le début par sa présence, et aura ensuite, allié à l’expressivité, une voix riche et large et un legato impeccable.
À ce stade de sa carrière, après s’être progressivement détachée des Abigaille et Lady Macbeth qui ont fait d’elle une artiste invitée dans la plupart des grands théâtres, Anna Pirozzi approfondit ou enrichit désormais sa palette, regardant tantôt vers le bel canto, tantôt vers Verdi, Puccini et le vérisme. Sa prise de rôle d’Adrienne Lecouvreur à l’Opéra Bastille fut une étape remarquée dans son parcours, et son retour à Madeleine de Coigny démontre qu’elle a dans sa voix, les qualités dramatiques autant que lyriques qui conviennent à ce type de rôles « véristes ».
S’il est un élément incontestable, c’est que les exigences ultérieures du rôle sont toujours difficiles à combiner avec les sonorités de la jeune fille encore bien idéaliste du premier acte. Toutefois, Pirozzi s’en sort avec les honneurs, mais c’est bien sûr dans la peau de la femme errante, éprouvée par la mort de sa mère, que l’artiste va ensuite exprimer la plénitude de son talent. La richesse du médium et la qualité des nuances sont, sans conteste, les clés de l’identité qu’elle intègre dans son incarnation de Madeleine. De fait, elle et Massi donnent toute sa puissance au duo du deuxième acte.
À l’acte III, comme une Tosca qui tente d’arracher la grâce de son amant, elle se fait combative face au raide, et un moment entreprenant, Carlo Gérard, et se lance alors à corps perdu dans la célébrissime « Mamma morta », cet air au lyrisme désespéré.
L’on assiste alors à l’un de ces moments de grâce dans lequel l’artiste fusionne avec son personnage.
L’air est d’abord le récit d’une femme qui, d’une voix grave, revit, en direct, la mort de sa mère, puis sa fuite. Pirozzi, qui, sans alléger la voix, use alors de son registre plus aigu pour entrer en dialogue avec l’amour, met, en cet instant, une part d’espérance dans son chant.
Admirablement accompagnée par l’orchestre, la voix se fait transmission des sentiments supérieurs qui brouillent l’entendement de la malheureuse, avant qu’elle jette toute son énergie dans un constat désespéré (« Je suis l’amour (…) Et l’ange s’approchant, donne un baiser ; c’est le baiser de la mort ! Mon corps est celui d’une moribonde. Prends-le donc. Je suis déjà morte avant de finir ! »). Le si naturel émis par la soprano est porteur de ce choc émotionnel, et la note finale est l’expression des forces ultimes de Madeleine.
La soprano, mettant du temps à s’extraire de Madeleine, est alors autant submergée par l’émotion que nous le sommes ! Suit alors, un petit moment de confusion où le public, exultant, réclame le bis et, où la soprano, retrouvant progressivement ses esprits, échange un regard avec le chef avant de continuer la scène dans l’élan de cet extraordinaire moment. Ne serait-ce que pour cet air, l’on pourra dire que cet Andrea Chénier fut d’exception.
Enfin, dans la scène finale de la prison, elle continuera à donner une incomparable dimension à cette héroïne d’opéra, une héroïne qui exige une artiste aussi talentueuse pour marquer durablement les esprits.
Andrea Chénier d’Umberto Giordano fait donc partie de ces opéras de transition entre deux époques, entre la suprématie verdienne et le nouveau langage qui sera inventé au siècle suivant.
L’œuvre recèle de belles qualités, mais certains peuvent être modérément enthousiastes à son écoute, même si de grands interprètes véristes du passé ou sa « Mamma morta » l’ont bien aidée à acquérir ses lettres de « noblesse ». Néanmoins, la réécouter dans les conditions que nous offertes l’Opéra de Lyon et le Théâtre des Champs-Élysées ne pouvaient que balayer les réserves des plus sceptiques.
Et constater que la salle n’était pas entièrement remplie nous a fait penser que certains amateurs ont, malheureusement, laissé passer l’occasion de renouer avec cet opéra dans lequel un romantisme certain vient percuter l’une des pages importantes de notre Histoire…
Visuel : © Maria Stuarda