Pour son centième anniversaire, en cet été 2023, le festival de Vérone voyait, se succéder de nombreuses stars reprenant d’anciennes mises en scène… Pour le retour de la Madame Butterfly de Franco Zeffirelli, Aleksandra Kurzak, aux côtés de Roberto Alagna, a rappelé que ce rôle est l’un de ses meilleurs actuels.
En Italie, Franco Zeffirelli (1923 – 2019) dont nous fêtons, également, le centenaire, est considéré comme un monument d’une dimension au moins aussi imposante que l’étaient ses mises en scène. Il lui est consacré un (passionnant) musée à Florence ; Zeffirelli a travaillé dans la plupart des théâtres de la péninsule (et bien-sûr, bien au-delà) et, avec les Arènes de Vérone, avait trouvé un lieu à sa démesure. Il y a occupé l’immense scène avec ses décors d’Aïda, de Turandot, Traviata, Tosca, Carmen…
Pour l’édition 2023, trois productions étaient reprises : outre Traviata et Carmen, l’on a pu revoir sa très belle Madame Butterfly.
Avouons-le, si voir « du Zeffirelli » peut, parfois, prêter à sourire, notamment en raison de l’accumulation de décors et de personnages (parfois jusqu’à l’indigestion !), l’importance de l’artiste réside surtout dans son extraordinaire sens dramatique, dans cette intelligence qui, après un passage décoratif, fait naître une intense émotion. Zeffirelli, c’est, certes, du théâtre de divertissement, mais c’est aussi un langage qui parle au cœur des spectateurs.
Au tout début du spectacle, la scène est occupée par une myriade de figurants ; une multitude de petites actions apparaissent de tous côtés ; on y voit des marins qui se battent entre eux ou cherchent à lutiner de jeunes japonaises. Pinkerton et Sharpless échangent alors sur la femme que le premier épousera.
Puis, les décors imposants s’écartent et laissent à voir la maison occupée par Cio-Cio-San. Pendant tout l’opéra, l’alternance entre ces deux univers va, ainsi, ponctuer l’action, tantôt populeuse, tantôt intimiste.
Ce qui alors, paraît surprenant, mais relève du talent de Zeffirelli, c’est qu’en un instant, alors que la scène était grouillante de personnages, l’action peut, subitement, se resserrer sur les deux protagonistes, durant leur duo d’amour. Les scènes, aux abords de la maison de Cio-Cio-San sont très bien réglées et la fin s’avèrera d’un tragique parfaitement abouti.
A Vérone, on le sait, il y a peu de temps consacré aux répétitions, mais, dans une telle mise en scène, parfaitement lisible, les chanteurs n’ont guère d’efforts à faire pour se fondre dans l’histoire. Avec leur sens naturel de la scène, les deux artistes-stars de la soirée – a priori parfaitement à l’aise dans ce type de mise en scène fidèle à la conception historique de l’œuvre – trouvent assez rapidement leurs marques.
Néanmoins, l’évolution des personnages sera, cependant, plus remarquable pour Aleksandra Kurzak que pour Roberto Alagna.
S’il en était besoin, il faudrait rappeler que Puccini et ses librettistes (Giacosa et Illica) ont, une fois encore, déséquilibré l’action en faveur de la soprano et de fait, accordé bien plus d’attention à l’héroïne qu’à « l’anti-héros » fort peu sympathique que représente Pinkerton. Absent durant toute la partie centrale de l’opéra, ce personnage passe, sans ménagement, du rôle d’homme amoureux à celui de lâche et parjure. Arriver à donner une personnalité profonde à ce dernier est chose difficile et l’on peine à faire grief à Alagna d’y parvenir imparfaitement ce soir.
Dès la première scène, le ténor (qui vient de souffler ses soixante bougies) apparaît dans une forme excellente. La voix, si familière, est reconnaissable dès la première phrase, la diction est toujours irréprochable, les aigus sont assurés (même si le suraigu s’avère, ce soir, un peu forcé). Familier du rôle (l’on se souvient de son fabuleux Pinkerton au Metropolitan Opera), Alagna apparaît, ce soir encore comme l’un de ses meilleurs titulaires et ses interventions, sont admirables de bout en bout, à l’instar d’un « Addio, fiorito asil » souverain.
L’entrée en scène de Cio-Cio-San est, pour la soprano, un passage extrêmement difficile. Elle débute en coulisse et la voix, alors placée dans le registre aigu, doit traduire sa jeunesse alors qu’elle apparaît dans ce monde d’hommes et représente encore naïveté et pureté. L’air cueille donc nécessairement la soprano à froid ; ce sera le seul passage où Kurzak montrera quelques limites.
La suite lui sera beaucoup plus confortable lorsque, s’appuyant sur son medium, donnant immédiatement de la substance au personnage, même dans un langage quasi-parlé, elle réussit à s’imposer comme celle qui va maîtriser la scène durant la soirée. Lors du duo d’amour, dans une intimité que Zeffirelli a su subtilement créer, nous aurons alors du Grand Puccini servi par deux grands artistes.
Malgré quelques minauderies et d’inutiles coups d’éventail imposés par la mise en scène, la soprano parvient à donner une réelle profondeur au personnage. Il est seulement un peu fâcheux qu’elle ne soit pas parvenue à traduire une progression plus homogène entre, au début, son état de « jeune fille » et celui de la femme qui, in fine, choisira de se suicider. Son deuxième acte II, cet acte du doute, extrêmement difficile, la montre dans un entre-deux insuffisamment abouti, entre souffrance et maniérisme.
Il en est, en revanche, tout autrement de la voix qui ne montre aucune faiblesse dans ce rôle écrasant, et s’épanouit au fil de la représentation. Son « un bel di vedremo » est admirable et la voix se fait de plus en plus sombre, voire parfois empreinte de violence, lorsqu’elle s’adresse à Suzuki, pour atteindre une acmé stupéfiante dans la scène du suicide.
Gevorg Hakobyan est un excellent Sharpless qui, dans tous les duos (et notamment celui avec Cio-Cio-San au deuxième acte) apporte la sagesse et la profondeur du diplomate qui doit gérer une situation inconfortable qui lui déplaît profondément.
Elena Zilio est une artiste qui marque depuis longtemps les scènes italiennes. Ses Madelon (d’André Chenier) et Lucia (de Cavalleria Rusticana) auront laissé des traces indélébiles dans l’histoire de l’opéra. Elle est, aussi, une chanteuse qui ne parvient pas à raccrocher et, ce soir, sa prestation dans le rôle de Suzuki est loin d’être remarquable. La présence de scène est discutable et le souffle, souvent court.
Les seconds rôles sont globalement très bons, à l’instar du Goro de Matteo Mezzaro qui sait incarner le côté doucereux du personnage. Quant au chœur de la Fondation Arena di Verona, il donne, sur l’admirable musique de Puccini, une belle identité à la foule.
Daniel Oren reste un chef à l’immense talent. Il est aussi un illustrateur hors pair et ne recule, ce soir, devant rien pour faire ressortir les couleurs exotiques de ce drame japonais. Alors que l’action devient de plus en plus dramatique, la montée en tension est parfaitement réglée et le passage symphonique entre les actes II et III s’avère somptueux.
Il contribue alors, à donner à la soirée l’harmonie de ces belles rencontres entre artistes et public, sous les étoiles fidèles du ciel de Vérone.
Visuels : © EnneviFoto