Alcina en version de concert, c’est toujours un peu frustrant ; mais la distribution a su faire vivre cette histoire romanesque. Elsa Dreisig campe une belle magicienne aux côtés d’une équipe majoritairement jeune et brillante.
Haendel a écrit plus d’une centaine d’opéras et oratorios, montrant la richesse de la composition dans l’apogée de la musique baroque. Alcina, véritable chef-d’œuvre de cet art, demeure le plus joué et ses airs sont pour quelques-uns d’entre eux de véritables tubes.
De l’Opéra de Paris à la salle du Théâtre des Champs-Élysées, en version concert ou scénique, la magicienne Alcina déploie ses charmes et maléfices près d’une fois par an.
L’œuvre en trois actes date de 1735. Elle est inspirée l’Orlando furioso (1516) — chants VI, VII et début du chant VIII — de l’Arioste, célèbre poète épique de la Renaissance.
Haendel compose un dramma per musica particulièrement alerte et vif, comprenant nombre d’arias virtuoses qui mettent en valeur les différents rôles et réjouissent le public d’alors, qui réserve un triomphe à l’œuvre lors des premières représentations à Covent Garden, succès qui ne s’est pas démenti depuis, y compris lors de la reprise des œuvres de Haendel par la Handel Opera Society, à la fin des années cinquante à Londres dans l’objectif de refaire connaître les opéras du grand maître allemand, devenu britannique par choix et amoureux de l’opéra italien. Alcina était alors présentée dès 1957, avec Joan Sutherland dans le rôle-titre.
La tradition de l’ère baroque, qu’il ne faut pas perdre de vue dans l’analyse des interprétations contemporaines, voulait que les chanteurs improvisent leurs da capo, ces « reprises » du premier thème d’un « aria » en les ornementant à leur manière par des formes vocales virtuoses et une expressivité variée. Véritable exercice virtuose et inventif, les incarnations d’un soir étaient très attendues par un public de connaisseurs, qui appréciait les trilles, vocalises, arpèges et appogiatures d’un soir. Rien de figé, rien d’écrit sur la partition. Les instrumentistes étaient également invités à offrir des cadences de leur cru lors de leurs solos. Cela relativise une vision trop figée de l’écriture musicale et laisse la part belle aux connaissances musicales du chanteur qui n’est pas alors un simple exécutant.
L’ensemble Il Pomo d’Oro sous la direction de Francesco Corti – également au clavecin- choisit un découpage peut-être contraint, mais pas forcément des plus adéquats, qui coupe l’acte 2 en deux parties pour ne ménager qu’un seul entracte, situé juste après le grand air d’Alcina « ah ! Mio cor, schemito sei ». Il en résulte une légère incohérence dans la montée dramatique d’ensemble et l’unité voulue de chacun des trois actes.
En revanche le choix des Da Capo (reprises) était plutôt original et adéquat aux caractéristiques vocales de chacun des interprètes et, si l’exercice a pu paraître parfois un peu long parfois – à tel point que des applaudissements intempestifs ont jailli avant l’un d’entre eux – il était incontestablement d’une grande richesse musicale.
On regrettera que les instruments aient été parfois un peu « limite » en justesse et montré quelques ratés sonores involontaires qui constituent un risque certain pour tout musicien baroque sur instruments d’époque.
En même temps quel plaisir d’entendre – quand tout va bien – les solos des cordes ou des bois et cette belle sonorité qui leur est propre dans leurs improvisations comme dans leurs nombreuses parties orchestrales de l’ouverture aux différents « interludes ». Nous regretterons cependant le choix d’un effectif assez réduit qui sonne parfois un peu maigrelet pour rendre compte de l’ensemble de la complexité orchestrale.
Côté vocal, nous avons eu beaucoup de très belles surprises, mais quelques légères déceptions aussi.
Commençons comme il se doit, par le rôle-titre, celui d’Alcina, incarné par la soprano Elsa Dreisig qui ne cesse de nous surprendre et de nous interpeller sur la notion même de « répertoire ». Les chanteurs qui brisent volontairement et en toute connaissance de cause les frontières établies par les spécialistes au regard des caractéristiques vocales exigées pour tel ou tel rôle, ne sont pas légion et sont évidemment immédiatement remarqués. On notera cependant qu’ils suscitent souvent une première réaction de défiance à leur égard et sont aussitôt objets de critiques et de réserves.
Elsa Dreisig en est un exemple particulièrement impressionnant puisqu’elle chante aussi bien Salomé (Strauss) qu’Alcina, mais aussi Elisabetta (Donizetti) ou Juliette (Gounod), Donna Elvira (Mozart) et Manon (Massenet) et bien d’autres rôles encore. Elle sera Louise dans l’opéra éponyme de Charpentier, l’un des « clous » du prochain festival d’Aix-en-Provence et les afficionados pourront aussi la découvrir dans les « 4 derniers Lieder » à la Philharmonie de Paris en avril prochain.
Autant dire qu’elle déjoue toutes les tentatives de « classement » rigide tant les exigences vocales d’un rôle comme Salomé sont aux antipodes de celles d’une Alcina.
Et pourtant, nous devons dire qu’elle nous a séduits dans les deux cas, avec sa manière très personnelle et très charismatique d’aborder ce qu’il est convenu de nommer une véritable incarnation. La voix a gagné encore en opulence et en puissance, les aigus sont désormais idéalement négociés et souverains, et s’il est évident qu’elle n’est pas la reine des ornementations typiquement belcantiste, elle sait désormais arpéger, esquisser des trilles et même des vocalises très réussies, notamment dans « Ombre pallide » ou « Ma quando tornerai » où le da capo est bien maitrisé. Mais, outre le traditionnel morceau d’émotion qu’est le « Ah ! Mio cor, schemito sei » qui soulève l’enthousiasme du public à juste titre, Elsa Dreisig a marqué également la soirée et sa prise de rôle par un « E restano le lagrime » à l’acte 3, qui vous déchire le cœur. Elle est belle, elle est jeune, elle est audacieuse, elle possède une musicalité exceptionnelle et une technique qui ne cesse de s’approfondir et nous saluons sa prestation sans hésiter, même si elle ne fera pas oublier celles de Karina Gauvin ou Cécilia Bartoli dans cette même salle ou de Joyce DiDonato.
Mais elle n’est pas seule dans cette distribution à nous émouvoir et c’est heureux ! On soulignera d’abord l’excellente prestation de Jasmin White qui, en Bradamante, en impose dès son premier air : voix de contralto chaude et égale sur toute la tessiture, art consommé de la vocalise et de l’ornementation et très belle incarnation agile et décidée.
Et l’on retrouvait avec plaisir, en tant que vétéran de l’équipe jeune et dynamique, Sandrine Piau, qui, se montre encore époustouflante en Morgana notamment dans l’air très attendu, le « tube » d’Alcina, l’étourdissant « Tornami a vagherggiar » avec l’écho de ses thèmes par l’orchestre. Si ses aigus ont pu paraitre un peu plus prudents que par le passé lors de son entrée en scène, elle démontre au travers du plaisir qu’elle procure à la salle, qu’elle a encore d’immenses capacités de séduction vocale et un art de transmettre son bonheur de chanter de tels airs virtuoses qui est resté intact.
Juliette Mey a sans doute une des parties les plus virtuoses avec le rôle de Ruggiero et elle n’a pas froid aux yeux, exécutant avec une maitrise stupéfiante l’ensemble des ornementations complexes et répétées de ses grands airs, et un sens du rythme et de la prosodie particulièrement impressionnants. On regrettera seulement que la voix soit encore un peu « petite » surtout aux côtés de Dreisig et White dont les projections insolentes soulignent parfois un léger retrait de la mezzo, encore jeune et qui aura bien des occasions de prendre avec davantage d’audace son beau « Sta nell’ircana ».
Saluons aussi la prestation magnifique de la basse Américaine Alex Rosen en Melisso, un artiste que l’on retrouve toujours avec plaisir, qui travaille l’incarnation de ses rôles avec soin et déploie, outre un très beau chant avec un timbre superbe, une sorte de classe naturelle très charismatique.
Nous avons été moins convaincus par l’Oberto de Bruno de Sá, malgré quelques très beaux airs, le contre-ténor n’étant pas particulièrement valorisé par un rôle qui ne comprend pas les contre-notes à répétition dont il s’est fait le spécialiste. Le ténor Stefan Sbonnik en Oronte, assure d’une présence solide, l’ensemble des arias et récitatifs du rôle très virtuose, mais le timbre est parfois un peu ingrat et la bonne tenue des lignes musicales laisse parfois à désirer…
Cette représentation ne sera pas unique puisqu’elle s’inscrit dans une mini-tournée qui mènera l’orchestre et ses interprètes, à Madrid au Teatro Real le 15, à Vienne au Teather an der Wien le 19.
Théâtre des Champs-Élysées, Alcina, représentation du 5 décembre
Visuels : Elsa Dreisig ©Simon Fowler, Francesco Corti ©Markus Garder, Sandrine Piau ©Sandrine Expilly