Menée par l’excellente direction d’orchestre d’Oksana Lyniv, disséquée par la mise en scène de Pierre Audi, l’oeuvre de Puccini devient un diamant noir qui émeut et donne à penser.
Créée à Rome en 1900, Tosca demeure un objet lyrique singulier : trop sombre pour être romantique, trop élégante pour être vériste. Puccini y installe la fatalité comme une mécanique de précision, empruntée à la tragédie classique : dès les premiers accords, on sait que rien ne pourra dévier la trajectoire des trois êtres pris dans le piège de Rome. Adaptée de la pièce aujourd’hui presque effacée de Victorien Sardou, l’œuvre concentre en trois actes une tension qui ne se relâche jamais, un engrenage où chaque geste, chaque regard semble précipiter la catastrophe.
Cette saison, l’Opéra de Paris remet en lumière la mise en scène de Pierre Audi — un spectacle désormais historique de la maison (365 représentations à l’heure où l’on écrit ces lignes). Mais loin de s’user, le dispositif d’Audi retrouve ici une force neuve. Son approche refuse le folklore d’époque comme les relectures conceptuelles : il choisit un entre-deux, une Rome sans carte postale, mais aussi sans abstraction désincarnée. Une Rome mentale. Une Rome de pierre, de lignes dures, traversée de lumières qui disent plus que les décors.

Sant’Andrea della Valle devient sous sa direction un espace vertical, resserré, un blockhaus gris qui renvoie l’écho des voix comme une menace. Pas de dorures, pas de marbres : seulement une structure coupante, presque militaire. Ici, l’art, la foi et la police ne cohabitent plus — ils se heurtent. Cette austérité permet un renversement subtil : avant même son apparition, Scarpia envahit déjà l’espace. Sa présence est sonore, architecturale, presque invisible, mais totale. Tout se joue dans la tension des lignes, dans la façon dont les personnages se déplacent, hésitent, se dissimulent. Roberto Alagna entre dans ce cadre avec une sincérité presque désarmante. Son premier air, « Recondita armonia », il le dit plus qu’il ne le chante. Phrasé simple, direct, murmuré presque à la toile qu’il peint. Le fameux « Tosca, sei tu ! » n’est pas un coup de théâtre, mais une caresse de reconnaissance. L’orchestre, sous la direction minutieuse d’Oksana Lyniv, enveloppe ces gestes minuscules d’un voile de délicatesse — comme si la musique protégeait, encore un instant, la beauté fragile avant que la violence n’envahisse tout.
Le second acte, pivot de l’œuvre, Audi le resserre autour de l’essentiel : un bureau massif, des tentures rouges, et un éclairage qui découpe la scène en zones de danger. Rien n’est décoratif ; tout est signifiant. Les corps se croisent, se frôlent, s’évitent. Le piège se referme avec une lenteur quasi cérémonielle. Et toujours, cette croix noire immense, suspendue au-dessus du décor, striée comme une toile de Soulages. Elle domine et écrase. Symbole religieux, poids politique, menace physique — on ne sait plus, et c’est là sa puissance. Dans ce contexte, « Vissi d’arte » prend une dimension liturgique. Audi arrête le temps. La lumière se resserre en un cercle fragile, comme si Tosca n’était plus qu’une âme à nu. Saioa Hernández y livre un moment de pure vérité : chaque note affleure, tenue, contenue, sans jamais céder au spectaculaire. Son « Perché, Signor ? » enserre la salle dans un nœud de gorge collectif. Elle ne pleure pas ; elle accuse. Et cet accusé, tragiquement, reste absent. Face à elle, Alexander Markov construit un Scarpia glaçant. Pas un tyran hurlant ; un fonctionnaire du mal, sûr de lui, de son pouvoir d’homme sur une femme, un monstre presque courtois. C’est précisément cette économie de moyens qui le rend terrifiant. À chaque mot plane l’idée qu’il pourrait briser, ou tuer, sans hausser la voix.

Le dernier acte s’ouvre dans un paysage minéral, presque désertique. Lumière bleue, froid matinal, arbres morts dont les branches ont été tranchées. Un décor de fin de monde. La liberté semble là, au bord du cadre, mais elle ne se donne jamais. Comme à l’acte II, la croix noire règne — elle ne quitte plus les personnages d’une semelle. C’est dans ce vide que résonne « E lucevan le stelle », sommet absolu du répertoire. Alagna refuse la grandiloquence souvent associée à l’air : il opte pour un lyrisme contemplatif, presque résigné. Le tempo très lent de Lyniv ouvre un espace intérieur où chaque image — odeurs de terre du jardin, nuits d’amour étoilées, baisers fougueux — apparaît comme un souvenir qui se fissure. « O dolci baci » est chanté en demi-voix, fragile, presque brisé. Le public s’y dissout littéralement. L’unique excès — un ultime « muoio disperato » très théâtral — ne suffit pas à éteindre l’émotion. La mort de Cavaradossi prend alors un caractère rituel : non une exécution, mais un sacrifice.
Roberto Alagna, dans l’un de ses rôles fétiches, parvient à exprimer à la fois la vigueur héroïque et la sincérité presque juvénile du personnage. Sa projection est intacte, ses aigus nets, mais c’est surtout sa manière d’habiter le texte qui frappe : chaque phrase semble portée par un souffle dramatique naturel. Saioa Hernández livre une Tosca d’une présence rare. Timbre ample, graves sensuels, aigus percutants ; mais surtout, une intelligence dramatique qui évite la caricature. Elle assume la jalousie, la piété, la passion, la violence — tout en conservant une dignité farouche. Dans la confrontation avec Scarpia, sa voix se charge de couleurs rauques : une femme qui vacille, mais qui lutte. Alexander Markov, enfin, impose un Scarpia qui glace précisément parce qu’il ne hausse jamais le ton. Un Scarpia sûr de son pouvoir, sûr de la peur qu’il inspire. Sa voix sombre, son phrasé presque feutré, créent un malaise continu — un Scarpia très moderne, trop reconnaissable.
Oksana Lyniv mène l’orchestre avec une précision qui n’a rien de froid. Les tempi rapides donnent à la dramaturgie un fil tranchant ; mais les moments suspendus disposent de tout leur espace. Les bois offrent un contre-chant émotionnel magnifique, les cuivres portent le poids politique de l’œuvre, les cordes oscillent entre volupté et tension. L’orchestre devient une Rome à lui seul : splendide, dangereuse, imprévisible.Pas de saut spectaculaire final pour Tosca. Audi retire toute théâtralité à cette scène souvent exagérée. Tosca lève un poing serré avant de disparaître — geste de défi, geste politique, geste de femme. Pas un cri, mais une affirmation. Puis le silence. Cette sobriété, presque anti-opéra, anti-spectaculaire frappe plus fort que toutes les tentatives de grand spectacle. Tosca redevient ce qu’elle est : un drame humain, d’une brutalité intime.

Pierre Audi signe une lecture limpide, tendue, qui traverse les décennies sans faiblir. Elle éclaire la force morale de l’œuvre, sans surcharge ni maniérisme. Le trio Hernández / Alagna / Markov, sublimé par la direction urgente et sensible d’Oksana Lyniv, porte la soirée vers une intensité rare. Ici, rien n’est décoratif : chaque air, chaque geste, chaque silence est nécessité dramatique. Et en sortant de l’opéra Bastille, sous les mêmes étoiles que celles de Rome, on se surprend à fredonner nous aussi, que l’on aimerait vivre d’art et d’amour.
Visuels : © Vincent Pontet / Opéra national de Paris