« Aïda » au Teatro Colón de Buenos Aires : ombres et lumières en début de saison

Le choix d’Aïda – quintessence du grand opéra français revu par le compositeur italien le plus célèbre du XIXe siècle –, pour marquer les débuts de la nouvelle direction du Teatro Colón n’est certainement pas arbitraire. C’est bien plutôt un subtil rappel que l’histoire de ce grand colisée lyrique a commencé, en 1908, avec ce même opéra, et que, depuis lors, les habitués ont pu applaudir 211 représentations dirigées par de grands chefs d’orchestre tels que Arturo Toscanini, Tulio Serafin ou Alberto Erede, avec Claudia Muzio, Callas ou Tebaldi dans le rôle-titre, sans oublier les Radames de Caruso, del Monaco ou Bergonzi.

Une autre raison est que Aïda, cet opéra à grand spectacle, est un titre idéal pour accorder une place centrale à l’Orchestre lyrique, au Chœur et au Ballet du Théâtre qui, cette année, fêtent leur centenaire.

Comment marier pourtant le faste d’une triple célébration et les restrictions budgétaires actuelles ? Pour ce faire, les nouvelles autorités du théâtre ont eu recours à la reprise de l’emblématique production d’Aïda, créée en 1996 par Roberto Oswald (décorateur et metteur en scène) et Aníbal Lápiz (costumier), une équipe gagnante dans l’imaginaire collectif local.

Une production qui regarde vers un passé prestigieux

Les décors conçus par Oswald, pour Aïda, reprennent les traits distinctifs de ses scénographies spectaculaires : des statues colossales, de grandes structures et des plateformes où prennent place une foule de prêtres, prêtresses, fonctionnaires et gens du peuple. Pour cette superproduction à la Cecil B. DeMille, les éléments qui représentent une supposée Égypte ancienne sont présents dès le début avec un bas-relief doré rappelant la fameuse stèle d’Akhenaton et sa famille adorant le disque solaire. Par la suite, ce seront la colossale tête du Grand Sphinx, omniprésente au fond du plateau, ainsi qu’aux deuxième et troisième actes, deux énormes gardiens en pierre du temple d’Isis et deux statues d’Anubis couché. Quant aux costumes, Lápiz a créé des vêtements somptueux – sauf évidemment pour les captifs –, rehaussés de faux bijoux en verroterie et boules multicolores pour les Égyptiens de haut rang, mais aussi pour l’esclave Aïda.

Autant dire que cette fastueuse production historiciste a de quoi ravir un public traditionaliste ou amateur de péplums. Mais aujourd’hui, la force expressive de ces scénographies s’est affaiblie, et il serait probablement temps de les laisser se reposer dans l’espace appelé « Colón Fábrica » où sont exposés les plus beaux décors et costumes d’opéra créés dans les ateliers du théâtre.

Pour ce qui est de la direction d’acteurs, dans cette production d’Aïda, elle a été quasi inexistante pour les solistes qui semblaient plutôt livrés à leur sort. De leur côté, dans les scènes de grand apparat, les masses – artistes du chœur et de très nombreux figurants – étaient par trop statiques et leurs rares mouvements, réglés comme sur du papier à musique, se résumaient á des déplacements réduits au strict minimum, dont il faut cependant louer la fluidité des entrées et sorties du plateau.

Les avatars de la distribution internationale

Prévenante, la nouvelle direction du théâtre avait annoncé trois distributions, pour onze représentations d’Aïda du 9 au 22 mars. C’était bien vu. Cette décision devait épargner des désagréments suite à d’éventuelles annulations de chanteurs solistes ; sauf que, quand on joue tous les jours, ou presque, les principaux interprètes d’une distribution ne sont pas souvent en mesure de remplacer des collègues d’une autre distribution. Le problème s’aggrave quand il s’agit du rôle-titre d’un opéra de Verdi. Il faut alors trouver au dernier moment le/la remplaçant/e dans des agences artistiques internationales spécialisées dans le lyrique.

C’est ce qui est arrivé par trois fois lors de l’ouverture de cette saison au Teatro Colón. Tout au début, le rôle-titre d’Aïda était dévolu à la soprano uruguayenne María José Siri (qui a campé quelque 150 fois le rôle de l’esclave éthiopienne). Le décès de son père l’a fait renoncer à son contrat. Le théâtre a donc invité l’Italienne Carmen Giannattasio, mais son père s’est éteint, lui aussi, la veille de la première. Elle a tout de même décidé d’assurer cette représentation pour ne pas laisser tomber ses collègues ni les autorités du théâtre, mais est retournée en Italie aussitôt après. Lors de la deuxième représentation de cette distribution, c’est l’Argentine María Belén Rivarola – Aïda du deuxième casting – qui a pris la relève. Qui serait donc la princesse esclave de la troisième représentation ? Les autres interprètes ne connaîtront leur nouvelle partenaire que sur scène. Dangereux peut-être, mais, comme cela va de soi, les chanteurs engagés étaient des professionnels aguerris et tout s’est passé au mieux malgré un ou deux petits accrocs sans conséquence.

La troisième Aïda de cette distribution fut donc la soprano américaine Jennifer Rowley qui a ainsi fait ses débuts express au Teatro Colón. Rowley connaît bien son Aïda, quoiqu’elle ne l’ait pas souvent chantée et, en définitive, elle a sauvé la soirée. Il ne faut surtout pas oublier qu’elle venait de débarquer à Buenos Aires. Sa voix n’est pas particulièrement grande ni belle, mais elle est bien projetée. Et si ses graves manquent de couleur, son registre aigu, un peu métallique, est efficace. Ses meilleurs atouts ont été ce soir-là son expressivité et sa gestion intelligente du personnage, aussi bien de la femme amoureuse que de la fière princesse éthiopienne.

Le ténor germano-brésilien Martin Muehle a endossé le rôle de Radames qu’il avait déjà chanté plusieurs fois, notamment aux Arènes de Vérone. Sa couleur de ténor est idéale pour mettre en relief le côté guerrier du personnage, quoiqu’un peu moins dans les scènes plus lyriques. Authentique ténor spinto, il a une voix puissante et des aigus faciles, vibrants et lumineux. Confronté au défi de l’air « Celeste Aida » et son si bémol final, il s’en est tiré avec un aigu magnifique et victorieux.  

Rowley et Muehle ont offert un magnifique duo final qui a atteint une intimité émouvante, malgré un agencement scénique tellement ouvert qu’il ne transmettait aucune sensation d’enfermement.

La rivale d’Aïda fut l’immense artiste l’Italienne Daniela Barcellona. Elle maîtrise à fond son rôle qu’elle joue depuis une dizaine d’années et campe une Amneris solide à la voix séduisante et bien projetée, et au timbre rond et charnu. Tout spécialement au quatrième acte, elle déploie une grande puissance expressive et une forte authenticité dramatique dans les sentiments contradictoires qui la submergent : la jalousie et ses efforts désespérés pour sauver d’une mort certaine l’homme qu’elle aime.

L’Amonasro du jeune coréen Youngjun Park a été une agréable surprise. Véritable baryton verdien, il a fait valoir sa voix retentissante et veloutée, convaincante a souhait dans le duo du troisième acte avec sa fille, l’un des plus beaux du répertoire italien. Son compatriote Simon Lim, dans le rôle du Grand Prêtre Ramfis a imposé son autorité vocale, alors que l’Argentin Fernando Radó n’a peut-être pas encore acquis la stature d’un roi et que Marina Silva donne le meilleur d’elle-même en grande prêtresse.

Fêter des centenaires artistiques

Dans le cadre du centenaire de l’Orchestre, du Chœur et du Ballet maison, l’ouverture de la saison avec Aïda était une belle occasion pour célébrer leurs longs parcours.

L’un des éléments positifs de la soirée a été, effectivement, la performance sans failles du Chœur du Teatro Colón. C’est toujours un grand plaisir d’entendre ses voix de grande qualité – surtout celles des barytons et des basses –, impeccablement préparées par leur directeur Miguel Martínez, autant dans les scènes dans lesquelles la puissance vocale est de mise, que dans celles où de subtils pianissimos s’imposent.

En revanche, les chorégraphies, signées Lidia Segni et interprétées par les danseurs et danseuses de la Compagnie de Ballet du théâtre, étaient insipides et désuètes.

Quant à l’Orchestre, il a été dirigé par Stefano Ranzani dans sa cinquième présentation au Teatro Colón. Ranzani est un chef expérimenté, mais il a mené à plusieurs reprises chanteurs et musiciens à un rythme particulièrement soutenu et forte, alors que l’on aurait souhaité plus de phrasé, tout spécialement dans la scène finale pour souligner la belle phrase plaintive des amoureux qui meurent ensemble : « O terra, addio ».

En bref, plus que la mise en scène grandiose, c’est le pouvoir mélodique d’Aïda, de la musique tantôt monumentale et tantôt intimiste de Verdi qui a fait vibrer et a arraché les applaudissements du public.