Anna Netrebko interprète, jusqu’au 25 janvier, la comédienne amoureuse et empoisonnée immortalisée par Cilea. La première soirée a été un peu tiède et n’a véritablement atteint les sommets que dans le dernier acte.
Cilea (1866 – 1950) ne fut pas le compositeur d’un seul opéra ; mais, s’il fut aussi l’auteur de L’Arlesiana et d’autres pièces de grand intérêt, Adriana Lecouvreur – qui lui valut l’hommage appuyé de Jules Massenet – est incontestablement celle qui vient à l’esprit lorsque l’on cite le musicien.
Sa longue vie aura été partagée entre composition et enseignement. Après Verdi, l’école italienne devait nécessairement se réinventer et s’écarter de cette ombre tutélaire et impressionnante. « La jeune école italienne » (selon les mots de Camille Bella) s’inscrira rapidement dans une tendance novatrice : Cavalleria rusticana de Pietro Mascagni est créé en 1890 et ouvre la voie aux opéras « véristes » qui vont suivre jusqu’à l’émergence d’une nouvelle génération, celle des Zandonai et Respighi. En 1902, Adriana Lecouvreur fait ses premiers pas lyriques au Teatro lirico de Milan et remporte un grand succès.
Le livret de l’opéra est tiré de la pièce d’Eugène Scribe et Ernest Legouvé – que Rachel puis Sarah Bernhardt auront interprétée sur les scènes parisiennes -, pièce elle-même inspirée de la vie bien réelle d’Adrienne Lecouvreur (1692 – 1730), actrice talentueuse à la Comédie Française qui mourut, dans des circonstances mystérieuses, au sommet de sa gloire, à l’âge de trente-sept ans. Elle fut bien la maîtresse de Maurice de Saxe, un soldat qui, semble-t-il, n’avait guère de scrupules à se faire entretenir, eut de nombreuses aventures galantes (dont certaines fort « intéressées ») dont une avec la Duchesse de Bouillon… La dite Duchesse fut effectivement suspectée d’avoir empoisonné Adrienne. Tout était donc en place pour bâtir une histoire romanesque sur la vie de la comédienne, amie de Voltaire.
Lorsque l’intrigue démarre dans l’opéra, nous sommes plongés dans l’univers de la Comédie Française. L’on retrouve, sur la scène de l’Opéra bastille, la mise en scène de David McVicar qui se distingue toujours par une bonne direction d’acteurs et la caractérisation classique et élégante des lieux dans lesquels évoluent les protagonistes. Le principal souci avec cette production… c’est qu’on l’a beaucoup vue, à Londres d’abord, à Vienne, à Paris à de multiples reprises. Mais l’on peine à se plaindre d’une mise en scène qui continue à plaire, notamment à ceux qui la découvrent en 2023. Et si on doit retenir une image, ce sera celle, finale, où les comédiens viennent saluer la dépouille d’Adrienne – qui, rappelons-le, « dans la vraie vie », n’eut pas le droit à une inhumation dans les règles chrétiennes ; une mise en abyme qui résume mieux que les mots le statut particulier et la fragilité des femmes et hommes de théâtre.
La direction de l’Opéra de Paris a, depuis le début de sa saison 23-24, engrangé quelques beaux coups de maître permettant d’obtenir un taux de remplissage des salles plus qu’honorable. Pour le retour de l’opéra dans cette production, elle a misé, pour la première distribution, sur la star qui connait parfaitement et a déjà fait briller, depuis 2017 et à de nombreuses reprises, le rôle sur les scènes.
Anna Netrebko a cependant démarré la représentation de manière assez timide, semblant même dans son « Io son l’umile ancella » ne pas être pleinement en maîtrise de son habituel souffle phénoménal. Par la suite, le duel tant attendu au IIe acte, entre l’actrice et la Princesse, n’aura pas l’impact attendu et finalement, l’artiste ne s’avèrera totalement convaincante qu’à l’issue de l’acte III.
Mais ce sera alors le démarrage d’un véritable festival ! Le monologue de Phèdre trouve la chanteuse, qui montrait déjà ses qualités de comédienne depuis le début, extrêmement mordante dans son élocution déclamatoire, donnant de la force pendant toute la scène par son parlé plus même encore que par les dernières phrases chantées. De bonne interprète jusqu’alors, Anna Netrebko passe, au IVe acte, à l’incarnation d’une grande tragédienne et redevient, à ce moment, pleinement « LA Netrebko ». Avec ses gestes d’une justesse économe, mais étonnante de vérité, ses effets vocaux sublimes et pertinents à tout moment, la soprano semble alors oblitérer tout son environnement (et les autres artistes aussi talentueux soient-ils) et flotter dans une autre dimension, celle des interprètes d’exception. Pas une phrase ne manque alors à l’appel menaçant de nous faire monter les larmes aux yeux à chaque instant. Le « Poveri fiori » est poignant, la mort « en Melpomène » hallucinée, stupéfiante. Comme cela lui arrive parfois, Netrebko nous aura fait douter, mais comme toujours aura su gérer ce virage prompt à la faire, de nouveau, triompher et immortaliser le rôle de Lecouvreur pour la postérité.
Face à elle, le Maurizio de Yusif Eyvazov est forcément sujet à débat.
Mais, en préambule, rappelons que ce personnage est de ceux pour lesquels on a du mal à avoir de la sympathie. Comme on l’a dit, séducteur invétéré et peu scrupuleux dans la vie, ces intrigues avec la Princesse de Bouillon et le mélange de ses affaires politiques et « amoureuses », même édulcorés par un romantisme propre à l’opéra, le rendent suspect à bien des égards. Certains interprètes, comme Jonas Kaufmann ont, certes, cherché à lui redonner un tant soit peu de noblesse, mais il n’est pas absurde de convoquer une certaine brutalité (vocale) pour le rôle. C’est l’option de bien des ténors et ce fut d’ailleurs celle de Brian Jagde dernièrement au théâtre des Champs-Élysées.
Yusif Eyvazov est, ce soir, tel qu’en lui-même. Il est même souvent à la limite de sa propre caricature, car on l’a tout de même connu plus subtil. Pendant la représentation, il se démarque rarement d’un chant uniformément claironnant et, face à sa partenaire (et épouse), n’hésite pas à forcer la voix au-delà de toutes mesures. On ajoutera à cela le sort peu enviable qu’il fait parfois subir aux voyelles pour émettre ses sons…
Mais, il faut aussi lui reconnaître une incontestable force de frappe ! Car, après un démarrage de l’opéra en demi-teinte, c’est bien lui qui va produire, dans son duo avec la Princesse, le premier moment vraiment excitant de la soirée. Alors qu’il sait alors faire preuve de son indéniable technique et consent à mettre de la finesse dans son chant, son « L’anima ho stanca (…) » est un remarquable passage vocal et dramatique. La description de ses exploits, à l’acte III, le montrera monolithique, mais l’air s’y prête. En revanche, à l’acte IV, il versera beaucoup trop dans l’excès pour ne pas agacer alors que la Netrebko est, à ce moment, au sommet de son art des nuances.
Ekaterina Semenchuk a, de son côté, perdu beaucoup des atouts qui nourrissaient son indiscutable impact sur scène. Son chant n’a singulièrement plus guère de couleurs et, elle se retrouve ce soir, dans la position, vocalement et théâtralement, de trop tirer la Princesse vers une quasi-mégère sans grande noblesse. Cela manque de flamboyance, car, même si le personnage est odieux, on reste habitué à voir dans le duo entre Adrienne et la Princesse, un match où les deux femmes, altières et jalouses, savent mettre en avant les qualités (de classe, de talent dramatique) leur permettant de s’affronter avec leurs propres armes. Si la chanteuse tient son rang dans une salle comme Bastille et garde une indéniable présence de scène, on se languit tout de même d’entendre Clémentine Margaine qui, après sa fantastique prestation au théâtre des Champs-Élysées, prendra le relai dans le rôle à partir du 25.
Ambrogio Maestri est un artiste qui connaît son Michonnet, ce personnage amoureux caché, mais toujours fidèle à son Adrienne, sur le bout des doigts. Le baryton, pourtant également un peu sur la réserve ce soir, et dont les aigus plafonnent désormais assez vite, réussit parfaitement les grands monologues et transmet ainsi toute la sensibilité de cet homme gentiment pathétique.
De leurs côté Sava Vemić et Leonardo Cortellazzi donnent au Prince et à l’abbé une belle dimension, macho infidèle et jaloux pour l’un, religieux pervers pour l’autre. On est, par ailleurs, heureux de voir les artistes Alejandro Baliñas Vieites, Nicholas Jones, Ilanah Lobel-Torres, Marine Chagnon, mettre leur talent au service du précieux concept de « troupe » de l’Opéra de Paris.
Ce qui aura peut-être aussi manqué à la représentation, c’est une direction d’orchestre « plus théâtrale », plus excessive, pour ce chef-d’œuvre du vérisme où les sentiments sont exposés comme un livre ouvert et dans lequel les scènes d’affrontement sont parfois à la limite de la caricature. Au contraire, Jader Bignamini fait, preuve d’une élégance tout italienne et de belles nuances, ne versant jamais dans l’excès. C’est un noble choix… qui peut nous laisser un peu sur notre faim.
La légère déception ressentie pour cette première est-elle due au fait que tout le monde n’a peut-être pas encore parfaitement trouvé ses marques ? C’est fort probable ! Ce qui rend optimiste pour la suite, y compris avec le renouvellement de distribution qui se produira à partir du 28 janvier, avec Anna Pirozzi, Giorgio Berrugi et Clémentine Margaine.
Visuels : © Sebastien Mathe / ONP