Le monde de l’opéra ne déroge pas aux règles générales liées au Star-system : affichez une Diva, et vous aurez des salles pleines. Retirez-la, et vous verrez apparaître plus de trous dans les réservations. Et pourtant, la seconde distribution d’Adrienne Lecouvreur a des bien beaux atouts…
La présence d’Anna Netrebko dans la première distribution d’Adrienne Lecouvreur était indéniablement l’un des évènements de la saison lyrique 2023-2024 dans une maison qui confirme, chaque jour, la pertinence de ses choix et la réussite mesurée par l’affluence du public (lire l’article).
À partir du 28 janvier, le trio de tête de chanteurs était complètement renouvelé et l’on y trouve de bien belles satisfactions, satisfactions qui se situent sur le terrain de l’adéquation aux personnages et de la rigueur stylistique. Les seconds rôles restent parfaits et même, avec maintenant la distance prise avec la pression de la Première, souvent encore plus aboutis dans leur incarnation. C’est notamment le cas d’Ambrogio Maestri, un peu court de souffle le 16 janvier, qui retrouve là, la plénitude de ses moyens, ce qui en fait un magnifique et émouvant Michonnet.
Anna Pirozzi, en ce 28 janvier, faisait sa prise dans le rôle emblématique d’Adrienne, et elle confirme, une fois de plus, la maîtrise de ce type de répertoire et cette rigueur stylistique qui lui permet d’aborder, dans sa langue naturelle, l’étendue des complexités du personnage. La figure présentée au public est, d’emblée, très différente de celle qu’affichait Netrebko. La chanteuse russe, dès le premier air, s’affirmait en femme volontaire qui compte tout balayer tout sur son passage. Pirozzi, elle, évolue sur le terrain de la fragilité d’une femme plus vulnérable dans ses affaires de cœur que dans son métier de comédienne. La chanteuse italienne ne peut évidemment pas rivaliser sur la force de frappe qui fait la marque de l’artiste russe (mais qui le peut aujourd’hui ?), mais les nuances de femme qu’elle donne à son Adrienne permettent une construction et une montée en tension progressive du personnage absolument passionnante.
Ainsi, après un passage parlando suffisamment sonore, le « Io son l’umile ancella » d’entrée est tout en fragilité, alors qu’elle se fait la muse du théâtre prête à conquérir son public avec la subtilité de la grande comédienne du Français. Le deuxième acte la trouve ensuite en terrain plus hostile, confrontée à une femme – la Princesse – qui la considère comme une rivale, voire une ennemie.
La façon dont Pirozzi se métamorphose est alors remarquable. Dans un premier temps, la voix se maintient dans un registre modéré, mais la méfiance s’installe lorsqu’elle réalise la situation alambiquée de Maurizio. Après avoir utilisé des accents secourables, ceux de la femme qui aide de bonne foi, elle peut ensuite, sans problème, montrer sa puissance de feu, une puissance qui est cette force à la fois tranquille et explosive que l’on pouvait constater alors qu’elle était notamment une des Abigaille de référence. Elle se hisse donc ensuite au niveau d’agressivité de sa consœur pour un duo final qui s’avère littéralement tellurique.
On la retrouve ensuite à l’acte III dans le monologue de Phèdre dont l’élocution est exemplaire et la fin, mordante, est à la hauteur de l’affront qu’elle inflige à la Princesse.
Le troisième acte, enfin, la montre au sommet de la sensibilité ; le « Poveri fiori » est, non seulement réalisé en pleine maîtrise technique, avec de très beaux sons piani, mais il est aussi émouvant au plus haut point. Elle nous offrira ensuite une fin d’acte exemplaire, d’abord la voix presque pleurante dans le « No, la mia fronte (…) » chargeant son chant tantôt de piani admirables, tantôt de notes superbement timbrées dans le médium. En fin d’acte, après un « Ei m’ama ! » (« Il m’aime ») sublime, elle saura magnifiquement trouver les accents de la tragédienne dans son intervention finale pour s’éteindre, exsangue.
Face à elle, avec Clémentine Margaine, l’on retrouve une Princesse de Bouillon souveraine qui peut utiliser cette voix, aujourd’hui l’une des plus belles de mezzos dans ce type de répertoire. Son air d’entrée possède, bien évidemment, la puissance requise et s’appuie sur des graves qui ne sont jamais artificiels, jamais poitrinés, car ils correspondent à l’assise même de la voix de la chanteuse. Bien sûr, le registre aigu est plus tendu, mais il est rare dans la partition et n’apparaît vraiment que dans l’air d’entrée. Dans l’ensemble de l’acte II, elle met en évidence la combativité, mais aussi, la noblesse de la Princesse et, comme on l’a dit, le duo avec Adrienne est stupéfiant. On appréciera encore la beauté du timbre et la caractérisation parfaite du personnage dans l’acte III, notamment dans le duo introductif avec l’abbé.
Giorgio Berrugi ne manque pas de classe en Maurizio, aspect dans lequel il ne peine pas à supplanter Yusif Eyvazov qui avait tendance à aborder tout le rôle en forte. Cela étant, la contrepartie en est une projection un peu légère pour la grande salle de Bastille et il lui arrive de ne pas pouvoir s’élever au niveau vocal de ses deux partenaires féminines. Le fait qu’il plafonne dans toutes ses montées dans les aigus est, par ailleurs, un handicap. Son air du premier acte « La dolcissima effigie (…) » s’avère néanmoins distingué. L’air avec la Princesse « L’anima ho stanca » interprété de manière assez vériste alors qu’il joue avec sa longueur de souffle est également stylistiquement très convaincant. Enfin, au diapason de Pirozzi, c’est magnifiquement qu’il l’accompagne dans l’agonie des toutes dernières scènes.
Dans la fosse, Jader Bignamini continue à donner toute la luxuriance nécessaire à la musique de Cilea. Il sait allier la puissance – voire faire gronder les percussions dans les moments d’affrontement – et l’accompagnement rigoureux des artistes. Il se confirme définitivement comme l’un des beaux architectes de la nième reprise de cette production qui a, par conséquent, toutes les qualités pour passionner de nouveau le public. Huit représentations au total, deux magnifiques distributions. Certes, en alternance, il y a La Traviata avec Nadine Sierra, mais il est dommage de ne pas se laisser tenter à nouveau par cette Adrienne qui rappelle la richesse de cette époque de fin de splendeur de l’opéra italien.
Visuels : © Sébastien Mathe /Opéra national de Paris