Pesaro est le lieu du précieux Festival Rossini. Et, cette année, avant l’année 2024 (quand la ville sera sacrée « capitale européenne de la culture »), le Festival revient sur une très belle pièce de Rossini, datant de 1827, Adelaide di Borgogna. L’opéra est servi par une belle distribution d’où se détache le fantastique Ottone de Varduhi Abrahamyan. En jouant judicieusement du théâtre dans le théâtre, la mise en scène, très drôle, évite les écueils liés à un livret empêtré dans un thème médiéval.
Lorsqu’en 1817, Rossini est approché par l’impresario Pietro Cartoni, le compositeur, à peine âgé de 25 ans (!!!) a déjà, à son actif, une multitude d’opéras et un bon nombre de chefs-d’œuvre (Tancredi, L’italiana in Algeri, Il barbiere di Siviglia, Otello, La Cenerentola, Armida…).
À cette époque, Naples est, indéniablement l’un des centres de la création opératique, un lieu où en raison d’un public particulièrement cultivé en la matière, familier de Mozart, Spontini, Gluck ou Mayr, des innovations musicales et dramatiques peuvent être expérimentées. De surcroît, le Teatro San Carlo bénéficie d’un orchestre excellent et d’une extraordinaire troupe de chanteurs. Durant 7 ans, Rossini y sera, naturellement, très actif tout en continuant à travailler pour les autres théâtres de la péninsule, Milan, Venise et surtout Rome.
C’est dans la future capitale de la République italienne, le 20 février 1816, au Teatro Argentina qu’a été créé Il Barbiere di Siviglia. En 1817, ce même théâtre passe commande d’un « opera seria » (ou « opera eroica ») à Rossini ; ce sera Adelaide di Borgogna. Mais le compositeur est alors très sollicité et c’est entre Naples et Rome qu’il travaille à la partition, se faisant même aider, pour certaines pages, par son ami, Michele Carafa.
Le livret repose sur un fait historique, à savoir, au Xe siècle, la disparition du Royaume indépendant d’Italie et l’incorporation de ses territoires au sein du Saint-Empire Romain Germanique. L’intrigue qui romance cet épisode, raconte l’intrusion, en Italie, de l’Empereur d’Allemagne, Ottone, venu pour défendre Adelaide, la veuve de Lotario, le Roi – probablement – assassiné par Berengario.
Ce dernier veut s’emparer du pouvoir en faisant épouser son fils, Adelberto, à Adelaide. De multiples péripéties aboutiront à la défaite de Berengario et Adelberto et au mariage d’Ottone avec Adelaide.
Comme les opéras de cette époque peuvent souvent être éclairés par le contexte politique, il faut préciser qu’en 1817, en Europe, la situation de Napoléon sur le continent a tourné en sa défaveur et que l’œuvre sera principalement représentée dans des villes reconquises par l’Empire autrichien. Ainsi, il n’est pas absurde de rapprocher le personnage de Berengario de « l’usurpateur » Bonaparte.
En 1817, le livret (dont la paternité est encore en débat) est déjà, considéré comme « médiocre, décousu et ennuyeux » (dixit La gazetta di Bologna).
La Première qui ouvre la prestigieuse « saison de Carnaval » du Teatro Argentina, a lieu le 27 décembre 1817, et ce, avec une troupe de chanteurs plutôt quelconques. Dans ce théâtre, Adelaide fait suite à La gazza ladra et à Armide, deux œuvres qui y ont rencontré un grand succès.
D’emblée, Adelaide di Borgogna n’a pas la même presse. Un article du Nuovo Osservatore Veneto émet un définitif : « Dans la même soirée, on a vu Adelaide di Borgogna vivre et mourir au Teatro Argentina ». Cela n’empêchera pas, toutefois, l’opéra d’être ensuite représenté à Venise, San Luca, Florence, Padoue, Lisbonne… Puis il disparaîtra de l’affiche pour réapparaître, en version concert, en 1978 à Londres et, en 1984, à Martina Franca, avec Mariella Devia et Martine Dupuy (direction : Alberto Zedda). Comme pour beaucoup d’œuvres de Rossini, la partition autographe originale a été perdue et le travail musicologique du festival de Pesaro a été réalisé par la reconstruction à partir de diverses copies manuscrites.
Conformément à un usage assez répandu à l’époque (et dont Rossini sera un éminent représentant), la partition d’Adelaide di Borgogna réutilise du matériau déjà existant ; l’ouverture provient de La cambiale di matrimonio et l’air d’Adelaïde « Ah ! Vanne… Addio… Cingi la benda candida », du Barbier de Séville. Dans cette dernière œuvre, c’est l’air final du ténor « Cessa di più resistere », un air aujourd’hui très fréquemment coupé en raison de sa difficulté. Cet air a également fait escale dans une cantate et un détour par le rondo final de La Cenerentola. Pour Adelaide, il lui est adjoint une nouvelle cabalette…
Compte tenu de son échec, Adelaide di Borgogna deviendra, de même, matière à réemploi, car l’on retrouvera une bonne part de la partition dans le futur Eduardo e Cristina (1819), un opéra qui est aussi à l’affiche de l’édition 2023 du Festival.
L’œuvre mérite mieux que le jugement définitif du Nuovo Osservatore Veneto ou de celui de Radiciotti, l’un des plus éminents biographes du compositeur, qui la qualifia de « plus mauvais opera seria » écrit par Rossini. Il est, néanmoins, fort probable que l’ensemble (musique et livret) ne correspondait plus, alors, au goût du public de l’époque et que la pauvreté du livret n’a pas été pour rien dans le rejet de l’opéra.
On peut, en outre, penser que Rossini, en décidant d’utiliser Adelaide comme matériau où il ira piocher pour un opéra ultérieur, a, lui-même, pris acte de ce désamour. Pour autant, il existe là une forme d’injustice, car même si l’opéra a été écrit en un temps record (trois semaines), il contient une superbe introduction, un thème récurrent (mené à la flûte) très efficace, et de magnifiques airs et duos. Ottone bénéficie d’un très bel air à l’acte I et, surtout, d’une admirable grande scène finale. Quant au grand air d’Adelaide, à l’acte I, il est une pure merveille, et celui de l’air du ténor est virtuose à souhait…
Comme on l’a dit, le livret s’avère assez indigent et, surtout, en 2023, totalement déconnecté des goûts du public. Par un procédé de théâtre dans le théâtre, Arnaud Bernard a donc fait le choix de le traiter avec ironie et force détournements.
Le début de la représentation voit arriver et se mettre en place des artistes pour la répétition d’Adelaide… au festival Rossini de Pesaro. Chacun vient avec ses petits tracas et les ressorts amoureux n’ayant guère évolué depuis Rossini, les épisodes de la vie privée et les péripéties affectives des artistes vont, plus ou moins, épouser ceux des protagonistes de l’intrigue.
La représentation de l’œuvre devient, pour eux, un exutoire inattendu et met en évidence une interpénétration entre les personnages de la vie réelle et ceux de l’opéra.
Arnaud Bernard s’est également amusé à détourner certaines conventions théâtrales et musicales de l’époque de Rossini. Alors qu’il était d’usage (avec la baisse d’influence des castrats), d’employer des femmes dans des rôles de travestis, notamment pour les rôles de généraux ou autres soldats gradés, on assistait, par conséquent, fréquemment à des étreintes entre femmes. Le metteur en scène, jouant ainsi de ces ambiguïtés de genre, a imaginé « dans la vraie vie », une véritable idylle entre la soprano et la contralto.
Enfin, il y a, par essence, un paradoxe dans la partition d’Adelaide (pourtant opera seria), car, celle-ci, souvent légère, conviendrait, au moins aussi bien, à une intrigue de comédie. L’adaptation théâtrale de Bernard qui finalement nous fait passer du « seria » au « buffa » ne se trouve donc pas fondamentalement en décalage par rapport à la musique.
Incontestablement, ce qu’il faut à une œuvre de cet acabit où airs traditionnels en 2 ou 3 parties succèdent aux duos et où chacun a son morceau de choix (sans grand souci pour la cohérence de l’histoire), ce sont quatre artistes absolument rompus au chant rossinien. Ce qui fut le cas, même s’il faut relever que les interprètes n’étaient pas aidés par l’acoustique « de stade » du Vitrifrigo Arena de Pesaro.
Les deux petits rôles de ténor sont brillamment assurés par Valery Makarov (Iroldo) et Antonio Mandrillo (Ernesto) et Paola Leoci qui bénéficie d’un air solo donne, un moment, à Eurice la noblesse d’une mère.
Riccardo Fassi dans le rôle de Berengario (et qui joue là un macho obnubilé par sa maîtresse) dispose d’une voix, certes sombre, mais à l’ambitus assez limité. Dans l’air « Se protegge amica sorte » (qui n’est probablement pas de la plume de Rossini), il fait montre d’une belle vaillance.
Si René Barbera n’a guère l’occasion de briller dans le premier acte où il est réduit à jouer un jeune homme primaire et impulsif qui évolue sous la coupe de son père, il profite déjà des duos (notamment celui avec Adelaide au début de l’acte II) pour nous gratifier de remarquables aigus. En l’occurrence, sa technique et son timbre s’accordent particulièrement bien à ceux de Peretyatko et d’Abrahamyan. Mais c’est évidemment dans l’air solo dédié au ténor « Grida, o natura, e desta » qu’il va faire une démonstration éblouissante de son art belcantiste, enchaînant, d’une ligne vocale exemplaire, trilles et suraigus.
Olga Peretyatko a, pour sa part, de nombreuses qualités et quelques faiblesses. Les aigus plafonnent assez vite (surtout en mode rapide forte) et ses vocalises manquent d’aisance lorsque le rythme est soutenu. L’acoustique du Vitrifrigo ne flatte pas son timbre qui nous revient assez métallique, notamment en début de la représentation. Cela étant, la soprano possède aussi d’incomparables atouts pour assurer les passages d’Adelaide, souvent d’une extrême difficulté.
Elle surmonte ceux de l’infernale cabalette « Cingi la benda candida » (celle du « Cessa di piu resistere du Barbier), parfois au prix d’une ligne vocale heurtée et de vocalises qu’elle doit adapter en termes de rythme.
L’air (« Occhi miei piangeste assai »), dans lequel elle épouse les lentes et géniales circonvolutions écrites par Rossini, est celui où son talent de belcantiste produit un effet hypnotisant sur le public. D’une voix éthérée, avec des aigus d’une clarté fascinante, elle – qui s’est un peu égarée ces dernières années dans un répertoire trop lourd -, montre là toutes les qualités intrinsèques qui conviennent parfaitement au répertoire seria rossinien.
Dès son premier air (Oh sacra alla virtu (accent)… Soffri la tua aventura), Varduhi Abrahamyan fait preuve d’une totale maîtrise du répertoire écrit par Rossini pour contralto. La voix est profonde, la souplesse idéale, la ligne de chant d’une éminente noblesse. Le duo du premier acte avec Adelaide est également de très haut niveau. Mais l’apothéose va venir de toute sa grande scène finale, le « Vieni, tuo sposo e amante » suivi du rondo « Al trono tuo primiero », éblouissante et exécutée avec une aisance absolue. Si l’on croyait que les grands contraltos rossiniens se font rares, Abrahamyan nous a apporté là un démenti cinglant.
Ce qui fait aussi la richesse de cet opéra, c’est que le chœur bénéficie de très belles pages (on peut, notamment, citer le « Serti intrecciar le vergini » d’introduction de la scène finale). L’excellent Chœur du Teatro Ventidio Basso dirigé par Giovanni Farina y est exemplaire, attestant de sa totale adéquation avec la musique du compositeur de Pesaro.
À la tête de l’Orchestre symphonique national de la RAI, Francesco Lanzillotta se révèle absolument irréprochable. Il démontre son savoir-faire rossinien dès l’introduction à laquelle, sur un rythme soutenu par les vents et les percussions, il donne toute la brillance nécessaire, proposant une entrée immédiatement séduisante dans l’opéra. Dans les quelques passages choraux, il sait faire transparaître aussi bien la frénésie guerrière autour de l’Empereur, que la douceur des femmes qui accompagnent Adelaide.
Ce soir, l’accueil du public s’est révélé en profond décalage avec celui que connut Rossini en 1817. Il faut dire que la représentation avait de sérieux atouts, une mise en scène pertinente et drôle, une distribution brillante et un chef rossinien jusqu’au bout des ongles. On a pu, alors, mesurer-là tout l’intérêt du remarquable festival de Pesaro qui, année après année, rend un si précieux hommage à Rossini grâce au travail admirable et intègre de ses équipes.
Visuels : © Amati Bacciardi