Aurore Fattier signe une première mise en scène d’opéra réussie du chef d’œuvre de Janáček, et offre un écrin aux talents d’Anush Hovhannisyan. Un opéra centenaire qui résonne dans un monde saturé d’images et angoissé par sa propre disparition.
Adapté de L’orage d’Ostrovski, le livret est à la fois simple et implacable. Katia vit avec son époux, Tichon, sous le joug de sa belle-mère qui ne cesse de la rabaisser. Lorsque celle-ci envoie son fils à Kazan, l’épouse esseulée va se laisser porter par ses désirs et sa soif de liberté grâce à Boris qui sait lui montrer son amour. Mais, car à l’opéra, il y a toujours un, mais…le mari fait son retour. La tragédie peut donc se nouer.
La mise en scène d’Aurore Fattier file une métaphore qui fonctionne de bout en bout du spectacle. C’est celle du regard : fixé sur nos écrans de téléphone, empêché par la cécité physique, entièrement tourné vers l’être aimé. Pour l’illustrer, en fond de scène comme sur les côtés, trois grands écrans sur lesquels est projeté ce qui semble être tourné en direct par des jeunes femmes avec leur téléphone portable. Cependant, à bien y regarder, cette projection semble toujours être décalée, soit dans le temps, soit dans l’angle de prise de vue. Mais point de maladresse ici. C’est encore une fois une proposition dramaturgique forte qui opère. Les images de soi, des autres, semblent toujours et presque nécessairement fausses, biaisées. C’est aussi vrai d’un point de vue technique autant que psychanalytique. Se jouant encore de nous, à la toute fin du spectacle, l’écran se fait miroir tendu au public : c’est le portrait d’une toute jeune femme, ressemblant à Katia, qui nous regarde fixement. Elle semble nous poser la question de notre responsabilité, individuelle et collective, à nous le public, dans le drame qui vient de se jouer.
Il en va également de cette double lecture pour ce qui est de la scénographie signée Marc Lainé (que l’on connait par ailleurs comme metteur en scène). Pour preuve, ce ponton sur lequel les personnages profitent de la vue sur le fleuve, ou bien s’abritent en cas d’orage. Il se donne à voir comme accueillant, presque festif. Et pourtant lorsqu’à la fin de l’opéra Katia vient s’y asseoir alors qu’elle s’apprête à se noyer, il devient un pilori, un échafaud pour celle qui n’a pas su s’en tenir aux règles morales du mariage. Cette lande, si accueillante au départ, devient un endroit désolé. Et cet orage devient non plus seulement le désastre écologique à venir, mais aussi celui des bombes lancées de par le monde sur tant de peuples. En cela, le travail de création lumière d’Anne Vaglio est d’une incontestable maîtrise. En jouant de ce qui est montré aussi bien que de ce qui est caché, elle dissimule pour mieux montrer. Non sans humour, lorsqu’elle se joue des codes de la comédie musicale en utilisant une poursuite lumineuse pour amener un couple d’amoureux à sortir de scène.
La Katia d’Anush Hovhannisyan est bouleversante. Sa technique vocale est impressionnante d’exactitude dans ce rôle pourtant si exigeant. Mais ce sont surtout ses qualités de comédienne qui impressionnent. Elle offre à son personnage un éventail d’émotions subtiles, complexes. Elle le montre surtout dans son dernier grand air qui commence par un solo tout en complainte et finit en air de folie. Positionnée en fond de scène, sur un petit monticule de terre, elle se lamente sans tomber dans un pathos surjoué. Puis la mélancolie cède la place à cette rage, ce désespoir de celle qui, un temps, goûta à l’amour et à qui l’on reprend tout. On pense beaucoup à Elektra de Strauss.
Anush Hovhannisyan est entourée d’une très belle distribution vocale où l’on retient Anton Rositskiy, un Boris éperdument amoureux qui offre son timbre délicat à son rôle, mais aussi, et avant tout, Jana Kurucovà qui joue Varvara, celle qui permet à Katia de vivre son amour caché. La mezzo-soprano réussit le pari de marier une très grande espièglerie légère et une farouche liberté d’user de son corps.
Pour la première fois à la tête de l’orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, Michael Güttler s’empare avec une grande intelligence des possibles de la partition. La toute fin du deuxième acte est en cela exemplaire (dans toute l’acception du terme). Les cuivres et les percussions résonnent fortement, ils prennent tout l’espace sonore et physique de cette si belle salle de l’Opéra Royal de Liège. Puis, ils font place nette à la si délicate ligne mélodique du violoncelle qui résonne comme un espoir, un apaisement pour l’héroïne. C’est prodigieux de finesse tant ces quelques minutes suspendues laissent présager du pire, mais entrevoir en un même instant des temps sereins.
Lorsque Katja Kabonova se noie volontairement dans ce fleuve symbole de la puissance, c’est tout un monde qui s’engloutit avec elle. Car, comme le dit le poète W.H Auden « Plus rien de bon ne peut advenir désormais ». Sauf, sans doute, un tel moment d’opéra !
Kát’a Kabanová de Leoš Janáček – mise en scène : Aurore Fattier – direction : Michael Güttler
Jusqu’au 26 octobre l’Opéra Royal Wallonie-Liège.
Visuels : © J Berger