L’œuvre du compositeur russe est une fantaisie débridée, sorte de patchwork passionnant. La Première du 30 novembre nous a laissés sur notre faim peinant à sortir d’une lecture musicale trop aseptisée pour passionner le spectateur tandis que la mise en scène a vieilli…
Igor Stravinsky a déjà dépassé la soixantaine quand il compose The Rake’s Progress sur un livret en anglais de Wystan Hugh Auden et Chester Kallmann. Sa carrière est alors riche de nombreux succès planétaires considérés à juste titre comme profondément novateurs notamment sur le plan de l’orchestration tels les fameux « ballets russes » de Diaghilev, pour lesquels il compose successivement L’Oiseau de feu (1910), Petrouchka (1911) et surtout le Sacre du Printemps (1912) qui créera un véritable scandale lors de sa création au Théâtre des Champs-Élysées à Paris.
Stravinsky n’a pas composé beaucoup d’œuvres lyriques et The Rake’s progress est le plus connu d’entre eux et le plus souvent joué. Il est pourtant totalement atypique dans sa carrière, puisque le compositeur russe s’intéresse alors, sur le tard, à la musique dodécaphonique et sérielle tout en composant un opéra volontairement classique, inspiré de Mozart selon ses propres déclarations, tout en empilant des couches inspirées des « Italiens » comme Rossini ou Verdi, créant un esthétisme musical réjouissant.
Le mélomane s’amusera d’ailleurs à retrouver maints aspects des « règles » de l’opéra préromantique, dont les récitatifs accompagnés parfois du seul clavecin, les arias qui s’en distinguent assez nettement et sont très « lyriques » et les quelques « ensembles » qui ponctuent la succession d’actions.
La source elle-même est assez ancienne, puisqu’il s’agit de huit tableaux peints et huit gravures sur cuir exécutées entre 1733 et 1735 par William Hogarth. L’artiste britannique réalisait ainsi des modern moral subject (ou pièces morales) dont ce « Rake’s progress » qui met en scène un certain (et imaginaire) Tom Rakewell, pour lequel tout commence par un héritage conséquent et se termine dans un asile d’aliénés. « Tragique » chute d’un personnage qui aurait pu choisir un autre destin, mais se laisse tenter par l’arrivisme et la débauche avant de se ruiner et de tomber dans la déchéance la plus complète.
Dans l’opéra de Stravinsky, le héros vit pourtant heureux avec son amour Ann Truelove et choisit donc délibérément de l’abandonner, enceinte et fiancée, pour courir le monde d’orgies en maisons closes, de jeu d’argent en amusements divers. Il pousse l’escroquerie et à la déchéance jusqu’à épouser une femme monstrueuse avant de devenir fou. Son destin, à l’instar de celui de Faust pris au piège de Méphistophélès, est dévoyé par l’influence maléfique de Nick Shadow qui va l’initier au vice et le lui faire aimer, lui démontrant que le temps s’arrête durant la jouissance et le poussant aux pires vicissitudes.
Mais, au contraire de l’œuvre de Gounod ou de celle de Berlioz, Stravinsky insuffle grâce et malice dans une sorte de conte merveilleux, facétieux, débridé, dont la fin n’est pas très sérieuse puisque finalement, « tout ceci n’était que théâtre ».
Et c’est ce dynamisme, ce torrent de formes multiples qui se succèdent dans un joyeux délire, ces situations cocasses et souvent drôles, que la mise en scène d’Olivier Py alourdit d’images sado-masochistes.
Olivier Py a créé sa mise en scène virtuose pour les premières représentations de l’œuvre à l’Opéra de Paris en mars 2008. Paris découvrait alors cet opus tardif et atypique avec l’œil très personnel du metteur en scène et dans les superbes décors de son compagnon habituel Pierre-André Weitz.
Reprise une première fois en 2013, l’opéra a attendu plus de dix ans avant de réapparaître dans le même lieu (le palais Garnier) et les mêmes habits. Et curieusement, le temps n’a pas vraiment servi Py.
Malgré son foisonnement d’idées, plutôt adaptées au déroulé de l’histoire comme au texte précis, Py semble être passé un peu à côté du style ironique et finalement assez léger qu’adopte Stravinsky pour sa leçon de morale en forme de fable et son pastiche très réussi des opéras d’antan, qui lui permettait de se démarquer (avec le sourire) du genre dominant post-wagnérien de son époque.
En prenant la débauche et la déchéance au strict premier degré et en rajoutant ses habituels symboles aux effets toujours appuyés, Py rend le propos beaucoup trop noir et casse de ce fait la fantaisie de ce voyage au « pays du mal ». On y retrouve le monde habituel de Miss Knife, ses cabarets aux couleurs rouges et noires, bleues ou jaunes, ses néons aveuglants rendant la lumière glauque, ses personnages fétiches du nain au clown, des hommes et femmes à tête d’oiseau, ou réduits en esclavage, ses danseuses à plumes et ses hommes aux musculatures avantageuses et aux formes érotiques, ses incessantes copulations volontairement provocatrices.
Le talentueux Olivier Py nous ménage bien sûr quelques très beaux tableaux comme ce trompettiste installé sur les marches et jouant un solo poignant alors que les symboles de la mort omniprésente s’invitent dans le décor, squelette, sablier géant ou crâne inquiétant comme d’ailleurs l’on joue aux dés, à la roulette, aux enchères, sa vie et son bonheur.
La scène des enchères avec son lot d’animaux est également tout à fait réussie comme les numéros de Baba entourée de ses jongleurs, acrobates et « freaks » divers.
Et l’on reconnait bien le sens des symboles de Py avec cette petite chambre au lit blanc installée en hauteur lors de la première scène avec son petit rideau de tulle qui se retrouve en pièces détachées lors du dernier tableau quand le même lit devient celui où Rakewell se consume dans la folie, la boucle de sa déchéance étant bouclée avant le final façon morale des fables de La Fontaine.
Le personnage de Ann Truelove est la seule note « pure » de ce maelstrom de sexe et d’argent, elle déambule discrètement de fiancée idéale, à jeune vierge à l’enfant, sans jamais sortir de son rôle puisqu’elle ne cesse de proclamer son amour et sa fidélité quoiqu’il arrive. Et l’on sent bien que Py ne sait pas trop quoi faire d’un tel rôle…
Mais si la soirée semble s’étirer en manquant du ressort qui devrait la faire décoller, on le doit aussi à la battue de Susanna Mälkki, ne donne pas le relief suffisant à la partition et offre une exécution trop sage et trop régulière pour insuffler le rythme nécessaire. Trop tiède, trop mécanique avec quelques ratés des cuivres lors de l’ouverture, l’interprétation de la cheffe d’orchestre ne nous a guère convaincus.
Et l’ensemble souffre de ce manque de dynamique, sombrant parfois dans une sorte de sinistre pantomime hors de propos.
Les artistes sont insuffisamment soutenus dans cette entreprise qui manque des reliefs et des aspérités qui font tout son charme. Leurs prestations sont néanmoins de qualité dans l’ensemble.
Dans le rôle du débauché, le ténor britannique Ben Bliss, endosse le costume scénique sans problème, c’est bien joué, expressif, très souvent émouvant avec un rien de naïveté qui sied bien au personnage qu’il a d’ailleurs déjà incarné au MET dans une autre mise en scène. On sera plus circonspect sur le chant, les particularités vocales du rôle lui échappant de temps en temps – ligne peu homogène, notes mal tenues et fatigue progressive qui amenuisent le timbre et la projection – et la performance se révélant inégale, mais très intéressante.
En revanche, Iain Paterson dans le rôle de Shadow, affiche un matériau vocal parfois très usé et le chant, très engorgé, plus souvent parlé que chanté forme un ensemble qui manque de mordant. Le personnage haut en couleur est affadi par cette prestation vocale trop inégale et il ne suffit pas d’avoir une incontestable présence scénique pour incarner véritablement ce diable maléfique qui peine à dominer le plateau.
Golda Schultz, elle, affiche un très beau timbre rond et sucré, un legato et des vocalises irréprochables et distille l’émotion de son personnage ce qui lui vaut la plus belle ovation au rideau, mais on souhaiterait un peu plus de puissance et d’incarnation dans les moments les plus tragico-comiques.
Jamie Barton faisait ses débuts à l’opéra de Paris et sa Baba the turk était très réussie, la voix est impressionnante dans sa descente dans le registre grave et sa truculence est parfaite pour le personnage loufoque qu’elle incarne.
Le rôle du père d’Ann est tenu avec classe et amour par la basse Clive Bayley et celui de Mother Goose est brillamment incarné par une Justina Gringytė à la très belle voix de mezzo et à l’entrain scénique communicatif.
Le ténor Rupert Charlesworth chante un savoureux commissaire priseur Sellem et l’on apprécie son timbre élégant et percutant qui réveille un peu le plateau.
Les petits rôles appartiennent désormais aux artistes de la Troupe lyrique de l’opéra de Paris ou aux Chœurs ce qui garantit une qualité réelle et appréciable : on citera ainsi le baryton-basse Vartan Gabrielian, l’alto Ayumi Ikehata et les barytons Frédéric Guieu et Laurent Laberdesque.
Les chœurs très sollicités donnent également une belle mesure de leur talent pour animer les tableaux successifs. Et l’on saluera également les divers figurants et danseurs propres à la mise en scène d’Olivier Py.
À voir pour l’œuvre, assez rare !
The Rake’s Progress d’Igor Stravinsky – Opéra de Paris, Palais Garnier, réservations ici
Visuels : © Guergana Damianova/Onp