Jeudi 9 mai, à l’Opéra Bastille c’était la première d’une Salomé de Richard Strauss annoncée comme « radicale », mise en scène par Lydia Steier et dirigée par Mark Wigglesworth. 1h40 de violence intense où triomphe la voix parfaite de la soprano norvégienne Lise Davidsen.
Salomé, c’est donc la Princesse de Judée, fille d’Hérodiade mariée incestueusement au frère de son mari, le tétrarque Hérode. Alors que le prophète Jochanaan emprisonné profère les pires insultes à l’égard de sa mère, Salomé accepte de danser pour Hérode. En échange, elle demande la tête du prophète sur un plateau d’argent. La metteuse en scène Lydia Steier, dont on voit le travail pour la première fois à l’Opéra de Paris, a promis une « Salomé radicale ». Et l’on peut dire qu’elle n’hésite pas à surligner le climat de sexe, d’inceste, de meurtre et de viol qui caractérise la cour d’Hérode. Une cour dont Oscar Wilde a voulu se moquer dans sa pièce de 1891 et que Richard Strauss a rendu monumentale en un acte de musique emphatique.
Dès le lever du rideau, on entre dans un univers parallèle, gris minéral, quelque part entre Star Wars et Tchernobyl. Alors que Jochanaan vocifère depuis les coulisses de ma scène, on voir passer des corps lessivés par des violences sexuelles qu’on aperçoit, à l’étage, à travers une vitre et une lumière rouge. Ce sont les « esclaves » que des gardes montent comme des sacrifices humains et descendent pour les enterrer. Il y a beaucoup de Krzysztof Warlikowski (et de Małgorzata Szczęśniak, sa scénographe) dans cette scène épurée, grise, habillée de lumière. Et aussi de costumes très réussis, entre porno-chic et carnaval, signés Andy Besuch.
Dans cette mascarade de nudités saucissonnées et de vêtements lacérés, Salomé détonne. Bottines plates, longue et large robe blanc argenté et cheveux noirs bleutés, elle est un sorcière plus proche de Mercredi Addams que de l’hétaïre orientaliste et sexy des tableaux de Gustave Moreau.
Lydia Steier propose de changer notre regard sur la petite princesse dont l’Evangile selon Marc raconte l’histoire sans dire le prénom et qui a inspiré plus de 900 artistes au XIXe siècle. Dans cette Salomé, l’héroïne est loin d’être seulement regardée et abusée. Elle reprend le pouvoir : en se masturbant, en ayant son regard à elle projeté sur la scène de la fameuse danse des sept voiles et surtout… en ne dansant pas.
Et en même temps elle est violée en direct par Hérode qui la déshabille, lui met la main dans la culotte et la pénètre, devant toute la cour, dans une espèce d’orgie absolument immonde. Salomé a beau plaquer de toute sa carrure le petit tétrarque ventripotent au sol pour lui grimper dessus, il y a de quoi devenir complètement folle. Ou se dédoubler pour survivre au trauma, ce qui donne lieu à un final moins carnavalesque et plus sobrement classique. On ne sait pas très bien où l’on en est sur la question du regard, ni si l’ambivalence entre la puissance et le viol de Salomé, n’est pas, finalement, terriblement traditionnel quand il s’agit de mettre en scène cet archétype du «male gaze» qu’est la «femme fatale»… Mais la lumière est terriblement expressive et le malaise nous enserre à chaque instant.
Et surtout, les chanteurs et chanteuses de cette production semblent entièrement adhérer à cette mise en scène, jouant tous et toutes excellemment leurs rôles démoniaques. Parfaitement petit et bedonnant en chemise transparente en dentelle noire et en « mullet » blanche, Gerhard Siegel est un Hérode juste et puissant. Johan Reuter incarne un prophète pur, au timbre tellurique, tandis que Ekaterina Gubanova virevolte et proteste avec véhémence en Hérodiade nymphomane.
Absolument bluffante et renversante, Lise Davidsen est un phénomène. Tortillant ses cheveux et incarnant une Salomé à la fois adolescente et géante avec le génie d’y ajouter une pointe d’humour. Il y a sa carrure, qui mange littéralement la scène, et surtout, il y a sa voix, à la voix terrible, puissante, mais jamais coupante ou stridente. Tout est toujours parfaitement maîtrisé et jamais elle ne crie, elle exige. Ce qui marche parfaitement pour battre en brèche les clichés sur l’adolescente érotomane avec le prophète. Quand elle demande la tête du prophète par sept fois, elle ne fait que recevoir son dû. Une voix et une chanteuse que des fans suivent déjà dans le monde entier et dont nous continuerons à guetter les apparitions.
Visuel : Salomé en répétition © Charles Duprat