C’est une franche réussite qui préside à l’arrivée tardive de la Médée de Cherubini dans la salle Favart. Une réussite qui repose sur l’orchestre, sur les interprètes, dont la grande Joyce El-Khoury, et sur la vision de la metteuse en scène qui éclaire « l’infanticide » d’un jour aussi actualisé que radical.
L’histoire de l’opéra Médée a débuté dans un monde frappé de soubresauts. On peine même, aujourd’hui, à imaginer qu’une œuvre lyrique ait pu voir le jour en 1790, alors que Paris était en pleine effervescence de fureur révolutionnaire. Toujours est-il que, c’est en cette année que François-Benoît Hoffman et Luigi Cherubini proposent cette tragédie lyrique qui marie musique et dialogues en vers.
Alors que l’œuvre ne peut pas être donnée à l’opéra – où il n’y a alors aucune création envisageable -, le sujet, trop tragique, de Médée est, par ailleurs, rejeté par l’Opéra-Comique. Il faudra, finalement, attendre 1797, pendant le Directoire, pour que l’opéra soit créé dans une autre salle importante de la capitale, le théâtre Feydeau.
La période est tout à fait singulière, y compris pour l’art lyrique. La réforme gluckiste a eu lieu, Beethoven commence à être connu et, en France, les évènements de la Révolution imposent un « style musical », celui des hymnes des célébrations diverses, un style qui va, d’ailleurs, agir sur l’écriture de Médée. Comme le dit Laurence Equilbey, « l’introduction instrumentale de l’acte II rappelle que la période est celle d’une terreur en musique, qui se complaît à une esthétique de la violence, avec un style heurté, discontinu, volontiers lugubre ».
Nourri de ces différentes influences, Cherubini livre là une œuvre tout à fait passionnante. Berlioz dit : « personne avant Cherubini n’a possédé à ce point la science du clair-obscur, de la demi-teinte, de la dégradation progressive du son ». De fait, il existe, dans la version originale avec dialogues parlés de cette Médée, une continuité musicale et dramatique remarquable.
Malheureusement, l’œuvre s’arrêtera après 39 représentations, quittera l’affiche en 1799 et n’y reviendra pas, car au-delà de l’instabilité politique de l’époque, Napoléon n’aimait pas la musique de Cherubini. Le compositeur se réorientera vers la comédie, puis occupera le poste de directeur du conservatoire national de musique.
C’est donc, hors de France, que Médée – dans des versions allemandes et italiennes ! – va poursuivre son chemin : à Berlin en 1800, à Vienne en 1802 – où elle impressionne Beethoven et Weber -, à Bruxelles en 1814, à Copenhague en 1826… La version traduite en italien s’imposera, sous la direction de Toscanini, à la Scala de Milan en 1909. Bernstein et Callas en s’en emparant en 1953, feront définitivement entrer l’opéra dans le panthéon des grandes œuvres dramatiques lyriques.
En ce qui concerne son retour en France, Médée fut programmée, en 1962, à l’Opéra de Paris (avec Rita Gorr), puis en 1986 (avec Shirley Verrett). En 2005, on vit, au Châtelet, une magnifique série de représentations, avec Anna Caterina Antonacci. Enfin, le théâtre des Champs-Élysées a accueilli, en 2012, la version originale de Médée dans une mise en scène de Warlikowski, mais avec des dialogues réécrits par ce dernier. De manière ironique, alors que la direction de la salle l’avait refusé en 1790, les actuelles représentations consacrent donc (enfin !) l’arrivée de Médée à la salle Favart, et dans sa version originale.
L’histoire a contribué à présenter Médée comme une barbare qui a commis l’acte odieux de tuer ses enfants. Et pourtant, il y a un grand intérêt à réinterroger ce personnage en essayant de ne pas uniquement se polariser sur cette image réductrice.
L’histoire de Médée s’est déclinée en plusieurs épisodes, et il est important de ne pas oublier ceux qui précèdent l’infanticide. Avant d’arriver dans le royaume de Créon, son histoire est « lourde », déjà entachée d’épisodes familiaux sanglants. Pour aider Jason et sa conquête de la toison d’or, elle a tué frère et père. Par la suite, à Corinthe, elle eut deux enfants, mais se retrouva trahie par Jason qui, pour des raisons politiques, décida d’épouser Dircé, la fille de Créon, sacrifiant au passage la toison d’or, le trésor que Médée l’avait aidé à conquérir.
Dans l’épisode qui nous intéresse, Médée se retrouve menacée d’exil et de séparation avec ses deux enfants que Jason veut garder avec lui. De fait, les choix de Jason placent Médée, à qui l’on arrache à la fois son amour et ses enfants, dans une situation de femme désespérée acculée dans une impasse.
Le programme de salle rappelle, de surcroit et fort justement, que l’opéra Médée, avec son histoire d’enfants tiraillés, fut créé alors que la loi sur le divorce était entrée en vigueur le 9 octobre 1792, avec une répartition des enfants entre parents séparés résolument patriarcale : les filles et les garçons de moins de sept ans étaient confiés à la mère, les autres au père…
En se plaçant résolument sur le terrain de l’exploration des motivations de cette femme, Marie-Ève Signeyrole a réalisé un travail intéressant. Rappelant qu’il y a, encore, en France, un nombre important d’enfants tués par leur mère, elle dédouble la Médée historique et les « Médée », les infanticides de notre époque. Elle s’appuie sur le livre de Prune Antoine, La mère diabolique, ainsi que sur le documentaire Mères à perpétuité de Sofia Fischer. De fait, elle souligne que lorsque l’on demande aux femmes infanticides, le « pourquoi » de leurs gestes, la plupart répondent « Nous n’avions pas le choix ! ».
Du livre et du documentaire auparavant cités, elle extrait quelques dialogues qui se rajoutent, sans être envahissants, à ceux en vers écrit par Hoffman, auxquels s’adjoignent également des passages de la Lettre de Médée à Jason issue du recueil des Héroïdes d’Ovide qui permettent de traiter brièvement des épisodes précédents.
Outre cette dimension, elle souligne que, en raison de l’exil imposé par Créon, Médée devient une apatride et que cela résonne avec la question des migrants et de la reconduction dans leur pays d’origine. De fait, Signeyrole rappelle que le voyage de Médée de Colchide (un territoire situé en Turquie) à Corinthe, en Grèce, fait écho aux traversées effectuées par les migrants de nos jours.
La metteuse en scène fait donc un choix cohérent, celui de faire de Médée la victime d’un système raciste et patriarcal. Les costumes (de Yashi) se différencient ; « occidentaux » pour les fêtards superficiels de la cour de Créon, ils sont clairement « orientaux » pour ceux de Médée et de ses compagnes en déshérence.
Enfin, il est également intéressant que la metteuse en scène se soit polarisée sur le regard des enfants, ces enfants qui écoutent les dialogues des adultes aux portes, et se retrouvent ballotté·e·s dans leurs conflits. Grâce aux jeunes et formidables comédien·ne·s (ce soir Inès Emara et Edna Nancy de la Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique), elles et ils sont ici présenté·e·s comme rejeté·e·s par leur père, défendant leur mère et jouant avec elle, alors qu’elles et ils en seront finalement les victimes.
Alors bien sûr, si la metteuse en scène charge parfois un peu la barque, faisant se télescoper de nombreux thèmes – la famille et l’infanticide, les réfugiés, la religion -, son travail n’en reste pas moins extrêmement lisible, pertinent et, même, passionnant. Des choix (comme la scène brutale où est montré le viol des compagnes de Médée) peuvent être contestés, mais, soulignant la violence des hommes à l’égard des femmes, ils s’insèrent naturellement dans la dramaturgie de Signeyrole.
Comme on l’a dit, la partition de Cherubini est singulière et puissante. Les trois incroyables introductions d’actes, la fin de l’opéra avec le chœur et l’orchestre déchainé, sont autant de moments où l’on peut apprécier cette écriture âpre qui colle au tragique sujet. C’est un véritable plaisir de retrouver une petite formation constituée d’instruments d’époque, l’Insula orchestra, pour faire entendre les sonorités héritées de la fin du XVIIIe siècle. Les violons sont merveilleux lorsqu’ils se tendent à l’extrême et les percussions nous replongent dans une « imagerie sonore » qui, on l’imagine, contribuait à l’effroi de spectateurs d’alors. De fait, par sa battue puissante, parfois violente, et se distinguant des « versions opéras » qui ont souvent été données, Laurence Equilbey nous transmet un Cherubini revenu à sa pureté originale et participe à l’extrême qualité du spectacle.
Quant au Chœur accentus, acteur à part entière du drame, il est intensément et excellemment réglé au cordeau par Christophe Grapperon.
Revenir à la version originale (à plus d’un titre) et aux dialogues en vers d’Hoffman c’est réinsérer Médée dans la tragédie lyrique avec sa dimension théâtrale. Cela exige obligatoirement de bénéficier d’une équipe à même de déclamer autant que de chanter. Et, outre l’excellente comédienne Caroline Frossard dans le rôle des « Médée » contemporaines, les chanteuses et chanteurs ont parfaitement rempli leur contrat, tant leur diction fut, globalement, en phase avec des textes qui portent le classicisme élégant du XVIIIe siècle.
Vocalement également, ce sont de belles et beaux interprètes. Lila Dufy, annoncée souffrante, a néanmoins su porter la fragilité de la femme-rivale malgré elle dans son air du tout début du premier acte (« Hymen ! viens dissiper une vaine frayeur »).
La typologie du rôle oblige, certes, Julien Behr à tendre parfois sa voix à l’excès, mais il est parvenu, glorieusement, à venir à bout de l’odieux personnage de Jason.
Tant dramatiquement que vocalement, Edwin Crossley-Mercer, avec son véritable port de roi, a porté le rôle de Créon de sa voix puissante et chaude, notamment dans son air « Dieux et déesses tutélaires », puis dans l’affrontement avec Médée au deuxième acte.
Quant à la Néris de Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, elle apporte tant le jeu juste et sobre de la compagne de Médée qui l’accompagne jusque dans ses plus noirs desseins, que sa voix émouvante chargée d’un léger vibrato qui touche au cœur dans cet air somptueux avec basson qu’est « Ah ! Nos peines seront communes », dirigé alors avec une lenteur presque funèbre par Laurence Equilbey.
Également annoncée souffrante, la soprano a réalisé le défi de l’incarnation de cette femme qui exige une personnalité exceptionnelle. Seules les Médée suffisamment sauvages et puissantes peuvent venir à bout de l’opéra qui, sinon, perd nécessairement cette substantifique moelle qui doit l’irriguer jusqu’à son terrible terme. Joyce El-Khoury a été de celles-là.
Dramatiquement, l’approche de cette « étrangère » en terre européenne a, certainement, pu s’appuyer sur son origine libanaise, notamment lorsqu’elle use de quelques paroles en langue arabe. Si son air d’entrée « Vous voyez de vos fils la mère infortunée » est encore prudent (probablement du fait de sa méforme), le duo qui suit avec Jason (« Perfides ennemis, qui conspirez ma peine »), avec ses dissonances, ses aigus fulgurants et violents, ses phrases saccadées, contribue immédiatement à poser la femme résolue et son inexorable destin.
Elle alterne ensuite lumière et raucités dans les échanges avec Créon et joue de son autorité, tantôt pour faire fléchir le roi, tantôt pour se mesurer à lui. Puis, maîtrisant toutes les facettes de Médée, ce seront de multiples accents et nuances selon qu’elle emploiera selon son interlocuteur, jusqu’au moment du basculement.
Lorsque le meurtre de ses enfants devient une évidence qu’elle cherche à réfréner (« Du trouble affreux qui me dévore/Rien ne peut égaler l’horreur »), Joyce El-Khoury traduit le combat intérieur de Médée. Puis ce sera le déterminant et sublime coup de génie de Cherubini et Hoffman, ce « Eh quoi ! Je suis Médée et je les laisse vivre ! » parlé, qu’elle prononce avec un phrasé et une conviction extraordinaires. La série de questions qui suit montre les derniers doutes de la femme qui va commettre l’irréparable. La soprano nous mène ainsi, naturellement, vers ce sommet de théâtre tragique où le langage parlé conduit à du récitatif puis au chant terrible (« Ô Tisiphone ! implacable déesse »). L’émission se fait alors cris sauvages et heurtés. Sa Médée aura « étouffé tout sentiment humain » et, alors que le chœur lance ses cris d’effroi, elle finit sur ses dernières imprécations impressionnantes de vérité avant de retrouver d’abord une forme de sérénité dans le dialogue final (« Ils ont suivi mon frère »), puis une façon saisissante de hurler sa rage au visage de Jason.
Arrivée à ce terme, El-Khoury, tragédienne, aura ainsi surmonté l’horreur de ce rôle sans faillir.
C’est ainsi que la soprano en tête de ce cortège infernal aura fini de subjuguer le public dans un chef-d’œuvre dont on a attendu si longtemps l’arrivée à l’Opéra-Comique. On y court, évidemment !
Visuels : © Stefan Brion