Poursuivant leur exploration de l’œuvre du compositeur Maxime Pascal et Le Balcon donnent à entendre Donnerstag aus Licht, troisième acte saisissant d’une œuvre fleuve dans une mise en scène de Benjamin Lazar. Saisissant !
Pour les amateurs de musique contemporaine, Karlheinz Stockhausen est une figure tutélaire. Son œuvre ne compte pas moins de 370 opus et tout autant de questions métaphysiques et esthétiques. Pour preuve, son cycle d’opéras Licht, construit atour de sept journées et comptabilisant une trentaine d’heures de musique, est une œuvre phare qui se nourrit de tous les arts de la scène. Composée sur trente ans, elle invite les interprètes et le public à vivre une expérience totale aussi bien visuelle, auditive que spirituelle. Le livret de cet acte est assez simple, Mickaël revient d’un long voyage en sa demeure céleste et est reçu par Eve, mais la fête est interrompue par Lucifer.
Pour vivre pleinement ce spectacle total, la salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris est totalement métamorphosée. La scène est en forme de U et en deux étages. L’orchestre est disposé de manière tout à fait singulière puisque séparé en deux ensembles. L’un au niveau du chef, l’excellent Maxime Pascal, et l’autre en hauteur au-dessus des solistes. On a peine à reconnaître cette salle tant les dimensions habituelles de la scène sont bouleversées. Mais cet état permanent de surprise, d’étonnement et de ce fait d’ultra-vigilance ne fait que commencer. Par la suite, en effet, le public sera comme cerné par les choristes, puis par les sons électroniques et même par le Damien Bass, excellente basse qui interprète la partie vocale de Lucifer depuis le balcon parmi les spectateurs. Oui, bien sûr, on a « déjà vu ça » comme on a pu l’entendre dans les couloirs à la sortie du concert. Certes, mais ici, c’est la multiplication de ses sollicitations, leur profusion et surtout leur articulation dramaturgique qui fait sens. Rien n’est gratuit, tout entre en écho, en résonance.
Benjamin Lazar signe la mise en scène de ce projet dont à peine à pouvoir le comparer à des soirées lyriques habituelles. Il n’a de cesse de travailler à rendre lisible l’œuvre qui peut paraître obscure, absconse. Le travail colossal de direction des interprètes, la beauté du tableau où des lasers colorés transpercent le plateau, l’humour donné avoir dans toutes ses colorations, font que le spectacle est accessible. Que cette musique est rendue sensible dans toutes les acceptions du terme. C’est assez rare pour être dit et redit. Benjamin Lazar, Maxime Pascal et l’ensemble des artistes dont un travail exceptionnel : nous montrer combien la musique contemporaine est accessible, audible et donc à partager le plus largement possible.
Dans ce cycle, seulement trois personnages comme autant d’archétypes : Lucifer, Mickaël et Mondeva-Eve. Ici, l’on s’en doute, pas question d’identification possible. Chacun d’entre eux est décomposé en trois interprètes, un instrument, un.e interprète chorégraphique et un.e artiste lyrique. Et Stockhausen a écrit les trois partitions. Pas uniquement, celles de la musique, mais aussi ce qu’il nomme l’action scénique et les gestes. La musique est aussi importante que le geste et inversement. Ce sont des prolongements.
Pour chacun de ses rôles, la distribution est de grande qualité. Nous le disions plus haut pour la partie chantée de Lucifer mais son écho musicien (trombone), Mathieu Adam, l’est tout autant. Et l’on comprend dans l’ultime partie de l’acte, dans un chuchotement à l’intensité grave, à quel point les trios ne fonctionnent pleinement que par l’humilité nécessaire à laisser toute sa place aux deux autres interprètes. Quand Mickaël, Emmanuelle Grach (danse), Henri Déléger (trompette) et Safir Behloul (ténor) la salle retient son souffle, semble vouloir garder encore un peu en soi et pour soi ce moment de grâce suspendu.
À la question d’un quotidien allemand en 1980 sur ce qu’il aurait aimé être, Stockhausen répondait vouloir être un compositeur galactique. Souhait réussi tant cette œuvre nous entraîne dans un monde proprement inouï et nous fait tenir en lévitation longtemps après avoir quitté la Philharmonie.
Visuel © Tristam Kenton