Opéra-comique : des « Contes d’Hoffmann » d’Offenbach en demi-teintes

L’opéra aux multiples versions

Que d’encre a coulé depuis la création des Contes d’Hoffmann en février 1881 à l’Opéra-Comique à Paris, dans l’ancienne salle du théâtre lyrique place du Chatelet. Il faut dire que son génial compositeur était décédé quelques mois plus tôt laissant une partition incomplète.

L’œuvre sera orchestrée par Ernest Guiraud pour sa première série de représentations et à titre posthume, Offenbach reçu un hommage qu’il n’avait pas connu de son vivant.

Depuis lors nombre de « versions » se sont succédé avec plus ou moins de bonheur, certaines pages musicales (et non des moindres) étant redécouvertes tardivement par des musicologues acharnés comme Jean-Christophe Keck, dont on peut retrouver l’interview récemment accordée à notre revue.

Déjà, lors de la Première à Paris, le directeur du théâtre, Léon Carvalho avait supprimé l’acte dit « de Venise » celui qui met en scène Giuletta, l’une des femmes imaginées par Offenbach comme fantasmes de l’écrivain et compositeur E.T.A Hoffmann.

C’est en effet l’auteur de contes fantasques, Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1824) qui a inspiré à Jacques Offenbach surtout célèbre alors pour ses œuvres comiques, ce qui restera son chef d’œuvre inachevé, un récit grinçant, puissant, romantique et fantastique.

C’est le jeune duo d’auteurs Michel Carré et Jules Barbier qui écrit la pièce de théâtre inspirée de l’univers étrange de Hoffmann et c’est sur cette base que Offenbach compose son œuvre.

On ne passera pas en revue l’histoire de toutes les coupures qui sont intervenues au fil du temps, mais il faut savoir que d’une mise en scène à une autre, nous n’avons pas forcément les mêmes éléments ce qui peut surprendre voire créer une forte frustration selon les « airs » coupés, les scènes supprimées, l’enchainement modifié.

La vision didactique de Lotte de Beer

La mise en scène proposée par Lotte de Béer a été créée à l’Opéra du Rhin en janvier-février 2025, et Cult en avait rendu compte.

Le choix de Lotte de Beer, metteure en scène souvent controversée, et de Pierre Dumoussaud le directeur musical, rétablit les grands moments prévus par la partition, prologue, épilogue et trois actes, chacun portant le nom d’une des jeunes femmes imaginées par les délires éthyliques du poète : Olympia, la poupée mécanique, Antonia, la musicienne victime d’une malédiction et Giuletta la vamp.

Mais l’œuvre d’Offenbach est pourtant partiellement trahie par de nombreuses coupures, certains personnages disparaissent ou voient leur rôle très réduit et le rajout de dialogue parlés censés nous raconter l’histoire par le truchement d’interminables échanges renvoyant le poète et sa muse, deviser sur le devant de la scène alors occultée par un rideau noir.

Ces dialogues, réécris par Peter te Nuyl et traduits en français par Frank Harders, sont bien dits par les chanteurs qui manient brillamment le français et confirment leurs talents d’acteurs mais ils créent, volontairement, une distanciation avec l’action alors interrompue et alourdissent l’ensemble sans toujours apporter une véritable pertinence à l’interprétation de l’œuvre. Le poète et sa muse regardent un spectacle depuis l’avant-scène dont ils ne semble qu’épisodiquement partie-prenante. On ajoutera que la « morale de l’histoire » selon De Beer, répétée à l’envi dans le cœur des dialogues ajoutés, met en accusation le narcissisme du poète qui « n’aime que lui-même » et s’invente en quelque sortes quelques fantasmes féminins pour se valoriser. De Beer gomme de fait l’essentiel du romantisme de l’unique œuvre dramatique du compositeur.

Didactique et anachronique, les réflexions qui tronçonnent ainsi le fil de l’action, en finissent par casser l’émotion de l’acte le plus tragique, celui d’Antonia. L’unité musicale et la beauté des thèmes composés par Offenbach en est altérée et l’on peine à y retrouver les fantasques pensées imaginaires du poète et de ses amours impossibles.

Ajoutons que les dialogues parlés de la tradition opéra-comique à la française, sont généralement écrits pour l’occasion et donc considérablement modernisés ce qui facilite sans doute la compréhension (dans une certaine optique on l’a dit), mais introduit dans le même temps un langage familier assez peu conforme à la langue parlée à l’époque et assez éloignés de la conception d’Offenbach.

De beaux décors pour la scène de Favart

La scénographie de Christof Hetzer s’avère pourtant intéressante et tout à fait fonctionnelle avec ce décor en boite, qui se rétrécit au loin, évoquant la camera obscura des photographes d’antan, décor double identique dont l’un se substitue à l’autre par l’intermédiaire d’un dispositif astucieux de tournette révélé lors des saluts.

Assez dépouillé par ailleurs ce décor illustrera les différents tableaux par l’intermédiaire de très nombreux accessoires -tables et chaises de la taverne en particulier- dont les dimensions changeront de la miniature au gigantisme, comme le sont si souvent les visions cauchemardesques. Les tableaux aux murs deviennent sombres et opaques dès l’acte d’Olympia, pour mieux signifier l’enfermement mental d’Hofmann fortement alcoolisé par ses excès lors du Prologue et qui ne redeviendront tableaux que lors de l’Épilogue et serviront de fenêtres en se démultipliant pour l’acte d’Antonia, la jeune chanteuse se fondant dans l’un d’entre eux pour disparaître. La grosse poupée qui représente Olympia et tourne la tête en clignant des yeux, donne une dimension tout à la fois ludique et un peu inquiétante à l’acte le plus drôle de l’œuvre.

Elle revient d’ailleurs en petite taille, assise dans un recoin ou dans les bras du poète qui danse avec elle. Bien d’autres « trouvailles » confortent le spectateur dans cette vision des fantasmes d’un poète narcissique, dont la démultiplication des « moi » à l’issue de l’acte de Venise et la persistance de son double lors de l’épilogue.

Les personnages portent des costumes (que l’on doit à Jorine van Beek) plutôt contemporains mais l’époque de l’histoire est rappelée au travers des tenues de Stella (déguisée en Donna Anna), et de Giuletta, conformément à l’idée selon laquelle Hoffmann observe ses propres débordements.

De beaux chœurs

Pierre Dumoussaud, à la tête de à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, peine de son côté à embraser véritablement la soirée, probablement lui aussi gêné dans la continuité de sa démonstration, par ces sauts de rythme permanents. L’orchestre sonne un rien clinquant à plusieurs reprises et en rajoute dans cette impression que l’on n’a pas voulu souligner d’abord l’aspect romantique et fantastique des Contes mais bien plutôt en modifier la trame en prenant le risque que personne n’y retrouve ses petits.

Il y a de très beaux moments essentiellement ceux assurés par les chœurs de l’Ensemble Aedes, lors du prologue et de l’épilogue avec une spatialisation dans les hauteurs du beau théâtre de Favart qui sont du meilleur effet mais il y a aussi des scènes beaucoup plus discutables où l’on ne retrouve pas le sens et la cohérence des grands airs des Contes qui semblent comme parsemés.

Une distribution inégale

Michael Spyres qui aborde désormais régulièrement des rôles plus lourds notamment dans Wagner, revient à ce Hoffmann qu’il a plusieurs fois chanté lors de sa période lyrique. Impeccable dans la prosodie française, il brille de mille feux lors du prologue dans le Kleinzach dont le style parodique lui convient parfaitement et où il peut déployer son art du beau chant sans affronter de trop importants sauts de note.

Mais par la suite, trop sollicité par une mise en scène qui le contraint à interrompre le fil de son délirant cauchemar pour deviser avec sa Muse, en difficulté avec les aigus qu’il vrille assez régulièrement, il ne livre pas la prestation qu’on attendait de l’un des ténors les plus brillants de sa génération.

Un peu bonhomme, trop peu romantique et rêveur, l’acteur semble souvent maladroit et gauche tandis que le chanteur ne donne pas la mesure de ses capacités vocales habituelles, même si son savoir-faire, son sens du phrasé et sa diction exceptionnelle, viennent au secours de ses quelques difficultés. C’est le propre des grands artistes et Michael Spyres est incontestablement au-dessus du lot mais, avouons-le franchement,  son « Ô Dieu, de quelle ivresse embrases-tu mon âme» de l’acte de Giuletta, manque totalement de ce feu intérieur que les meilleurs chanteurs savent exprimer par leur chant.

Le choix de confier les trois rôles chantés de femmes à une même soprano, est conforme à la volonté d’Offenbach qui prête à Hoffmann cette définition de la « femme idéale », qui serait une « artiste, (une) jeune fille et (une) courtisane ». Bien que les styles diffèrent quelque peu entre le bel canto colorature d’Olympia, le lyrisme plus traditionnel d’Antonia et la fantaisie de Giuletta, de nombreuses artistes se sont brillamment tirées du challenge et l’on citera pour mémoire à Paris, la prestation remarquée d’une certaine Sonya Yoncheva en 2012, qui contribua à lancer sa carrière de star.

On ne pourra pas en dire autant malheureusement de la belle Amina Edris, qui prête son élégante silhouette aux trois modèles fantasmés de la femme selon Hofmann mais pêche quelque peu par ses insuffisances vocales dans chacun des trois rôles. Les suraigus d’Olympia sont juste lancés comme des dés en l’air avec un geste espiègle d’excuse, aucune des vocalises virevoltantes de la « poupée » n’est réellement assumée. Si on excepte l’air de la tourterelle, correctement chanté mais sans créer l’émotion attendue, l’ensemble de la prestation d’Antonia est terne, les aigus assez pauvres et le lyrisme attendu diminué par les évidentes limites vocales. Le duo célèbre de la barcarolle à l’acte 3, « Belle nuit, ô nuit d’amour », la voit également en difficulté, de projection cette fois, sa voix étant dominée par celle de la mezzo Héloïse Mas. Cette dernière dans le double rôle de la Muse et de Niklausse, le compagnon d’Hoffmann, est la meilleure surprise d’un plateau inégal, survolant brillamment toutes les difficultés techniques, endossant brillamment son personnage, incisive, insolente, drôle, magistrale même dans les leçons intransigeantes qu’elle assène à Hoffmann, elle est remarquable et remarquée, s’octroyant le plus grand succès aux saluts.

Jean-Sébastien Bou n’a pas l’assise vocale d’un baryton-basse pour lequel la partition des quatre diables a été écrite et la voix manque de ce fait de stabilité et de régularité sur l’ensemble de la tessiture mais il faut saluer un investissement remarquable dans les rôles de Lindorf, Coppélius, Miracle et Dapertutto, avec une véritable (et maléfique) présence sur scène.

L’on découvre avec plaisir le ténor français Raphaël Brémard qui campe successivement Andrès, Cochenille, Frantz et Pitichinaccio, même si les diverses coupures et aménagements réduisent de fait sa prestation à celle du valet Frantz.

En Luther et Crespel, Nicolas Cavallier arbore encore une belle voix grave et charnue, et l’on regrette que les rôles soient si courts, tout comme d’ailleurs la brève apparition vocale de Sylvie Brunet (remplaçant Todorovitch annoncée souffrante) en mère d’Antonia, et les brèves apparitions de Matthieu Justine, meilleur en Spalanzani qu’en Nathanaël  et de Matthieu Walendzik (Herrmann / Schlémil ).

Cette deuxième représentation a été très bien accueillie par le nombreux public de la belle salle Favart. Nul doute que l’oeuvre plait et que l’esthétique de l’ensemble flattait l’oeil et l’oreille malgré les réserves que nous exprimons.