Proposer aujourd’hui une pièce de théâtre sur le 17 octobre 1961, c’est choisir de relire les événements avec un regard actuel. Pour rappel, le massacre a été étudié et relaté dès le jour même, et les commémorations prennent chaque année des formes différentes. Le monde de la culture s’est immédiatement emparé du drame mais il a fallu attendre 2012 pour que les mots de François Hollande résonnent : « La République reconnaît avec lucidité ces faits ». Mais revenons au théâtre. Louise Vignaud a eu envie de regarder une nouvelle fois cette date funeste pour voir comment elle fait echos dans notre société d’aujourd’hui. Elle s’explique :
Parler du 17 octobre 1961, c’est poser la question d’un crime d’état. C’est affirmer la présence de la guerre en métropole. C’est interroger la notion de différence, dont parle si bien Frantz Fanon, et donc de racisme.
Louise Vignaud et Myriam Boudenia ont choisi un théâtre entre le documentaire et la fiction, sans être ni l’un ni l’autre. Cette pièce se situe toutefois dans l’époque qui connait une tendance massive pour le théâtre documentaire. Ce travail intervient donc dans une orientation forte du spectacle vivant. Nous notons depuis 2022 que les artistes européens déclinent la notion de documentaire de mille et une façons. Certains y mêlent fiction, comme ici ; d’autres, comme Julie Deliquet avec Welfare, en collant aux sources.
Les deux autrices ont l’intelligence de ne pas écrire un texte manifeste ou un appel à la réconciliation. Le texte est ailleurs : il est une métaphore pour penser. Leur parole s’occupe de rendre compte, des faits, des sentiments et des émotions. La véracité historique se mélange à la fiction, car il s’agit d’illustrer, quitte à grossir le trait, quitte à sublimer victimes. La grande Histoire est une atmosphère ; elle y est expliquée par le trajet d’individus.
Regrettons peut-être que les autrices n’aient su résister un amalgame douteux. Les Français d’aujourd’hui seraient les Papon d’hier et les policiers seraient consubstantiellement racistes. La pièce est éminemment actuelle ; elle appartient à cette époque dans laquelle peu parviennent à résister à l’intime plaisir et à sa gloire d’être une victime, fut-elle par procuration ?
Dans le poème Nuit d’octobre, Musset écrit :
Nous nous imaginons, pauvres fous que nous sommes,
Que personne avant nous n’a senti la douleur.
La pièce est habitée par la solitude revendicatrice d’une victime qui s’exige unique. Il n’empêche. Rarement une mise en scène et une scénographie (Irène Vignaud) n’auront collé aussi bien au propos. La beauté de la pièce restitue le grondement, le fourmillement et au loin le désespoir des protagonistes. Louise Vignaud et sa troupe savent restituer ce moment de chaos où quiconque, inquiet, parfois terrifié, ne sait se constituer lui-même que de sa propre caricature. Nous assistons à une danse des désemparés. Le malaise est contagieux et l’on sort de la représentation amers. Avec aussi l’envie d’en savoir plus, d’échapper à ces simplifications essentialistes.