« Nos âmes se reconnaîtront-elles ? » : La puissance de Marie Sophie Ferdane dans les mots de Simon Abkarian

« Mon courage s’arrête à l’orée de mes désirs »

Au commencement, il y a des bougies à allumer en avant-scène, puis un couple de musicien.n.es, Rusan Filiztek et Eylül Nazlier qui vite se mettent à nous enivrer de mélodies aux allures éternelles. Les paroles sont en kurde, nous n’en comprenons rien et bien sûr cela n’a aucune importance. Les langues qui ne se comprennent pas, comme les hommes qui se font la guerre, sont des faits immuables, tout autant que l’amour inconditionnel que voue, depuis la nuit des temps,  Ménélas à la plus belle des plus belles, la fille de Zeus : Hélène. Leur couple est à la racine de la Guerre de Troie. Rappel des faits : c’est parce que Paris enlève Hélène que la guerre commence. C’est Homère qui a raconté ça, essentiellement dans l’Iliade. Aujourd’hui, en 2025, Abkarian malaxe le mythe et il arrive presque en s’excusant sur scène, tout au fond, il avance, mais semble reculer. Au centre, il y a une grande table carrée entourée de bancs qui symbolisent la maison, le foyer, qui semble des éléments très éloignés de sa quête. Ses premiers mots de la pièce sont : « je cherche une femme ». Il ne dit pas « sa » femme, il ne dit pas « Hélène », et rapidement, il incarne sa faiblesse, sa honte et sa culpabilité. Amoureux fou peut-être, mais amoureux faible surtout, dont le courage, donc, s’arrête à l’orée de ses désirs.  Cela fait longtemps, trop longtemps qu’il l’a cherché sans la trouver. Il erre, en nous racontant les exactions horribles des grecs sur les troyens, ce massacre qui semble éternel et en vase-clôt.

« Qu’ils crèvent ces Grecs ! »

La pièce est un faux huis clos. Il voyage pour sa recherche, elle est à domicile dans sa Troie dévastée, entourée de cadavres. Elle, Marie-Sophie Ferdane, ancienne pensionnaire de la Comédie Française, magistrale dans tous ses rôles, chez Rambert comme chez Arthur Nauzyciel et Christophe Rauck. Dès qu’elle arrive, elle est la tragédie même, mais pas une tragédie souffrante malgré la mort omniprésente partout. Abkarian lui signe un texte qui est un écrin pour elle, divine en fille de Dieu, toute de blanc et doré vêtue. Il lui organise des mots pour sa bouche qui articule comme nulle autre. L’iconique comédienne incarne l’horreur et la haine sans que cela apparaisse comme une complainte. Elle assume, elle reste droite. Elle n’est plus celle qui est enlevée, elle est celle qui s’est emparée de son destin, aussi funeste soit-il. Abkarian inverse ainsi le mythe et fait d’elle la solution face à un monde qui brûle.

« Je ne resterai pas en marge de mon histoire »

Dans une scénographie qui se niche dans les codes du classique contemporain, la lumière tient une place maitresse, elle permet aux deux protagonistes se décupler de façon très différente. Militaire pour lui qui apparait aux commandes, elle est l’incandescence, elle semble briller au-delà des limites de son corps. Abkarian veut dépasser l’idée même de guerre, il est après, dans un manifeste pacifiste qui semble avoir été écrit des mains d’Homère. Abkarian cultive les mythes sans son théâtre. Dans Le dernier jour du jeûne en 2018, il racontait ses souvenirs et déjà les paroles antiques le guidait dans l’attente de Pénélope. Il est dépassé par la connerie des hommes et veut y répondre par une urgence faite d’amour et de paix. Mais le doute existe : « l’amour a-t-il une fin ? » demande le héros. Elle répond par le sexe comme réponse à la mort, classique et efficace. Le désir, s’il est conscient, est la seule réponse à nos mondes en ruines. Sans injonction, Abkarian apaise et ça, en ces temps si sombres, c’est éminemment politique.