Munich : la féérie satirique et poétique d’une « Nuit avant noël » de Rimski-Korsakov

L’œuvre lyrique encore méconnue de Rimski-Korsakov

Redonnons à cette œuvre foisonnante d’inventivité son titre original russe qui signifie littéralement « La nuit d’avant Noël » (Ночь перед Рождеством).

Tiré d’une nouvelle du sarcastique écrivain ukrainien, Nikolai Gogol, dont l’amour pour les histoires villageoises de son pays est légendaire, le cinquième opéra de Rimski-Korsakov est créé le 28 novembre (10 décembre dans le calendrier grégorien) 1895 au Mariinsky de Saint Pétersbourg.

Rappelons que de nombreuses œuvres lyriques du compositeur russe restent à découvrir dans nos contrées après un magnifique Snegourotchka (1882), monté durant l’ère Lissner à l’Opéra Bastille et un non moins passionnant Conte du Tsar Saltan (1900), qui a rencontré un grand succès à Bruxelles  puis à Strasbourg.

L’un et l’autre avaient d’ailleurs été brillamment mis en scène par Dmitri Tcherniakov qui excelle dans l’opéra russe.

On rajoutera l’excellent souvenir que nous a laissé le Coq d’Or (1909) dans la mise en scène de Barrie Kosky, à l’Opéra de Lyon pour insister à nouveau sur l’importance et la richesse de ce répertoire trop souvent sous-estimé.

Car Rimski-Korsakov est un « peintre musical »  du puissant et fantasque folklore slave -et singulièrement ukrainien- où les aventures ordinaires des villageois sont rythmées par le poids des saisons, la rigueur du climat et l’imagination débordante de chacun pour s’entourer de démons et merveilles correspondant aux mystères de la nature.

Il s’agit bien, à l’origine, de croyances païennes, en l’espèce étroitement liées à l’approche du solstice d’hiver, liées, sous le poids du christianisme, aux fêtes de la nativité, mais qui ont ce caractère séculaire de toutes les contrées paysannes.

Le solstice du 21 décembre marque le progressif rallongement des jours : c’est la promesse du retour du printemps, celle du dégel à venir des terres recouvertes d’une épaisse couche de neige, celle de la renaissance de la nature. Même s’il faudra de nombreuses semaines pour pouvoir fêter enfin la « débâcle ».

Ce thème entremêlant le réel et le surnaturel, les humains et les diables et sorcières, n’est pas typiquement slave mais le folklore s’y rattachant est d’une grande richesse.

Rimski-Korsakov, après le succès de ses premiers opéras, passa près de dix ans à orchestrer ou terminer les œuvres lyriques d’autres compositeurs comme Moussorgski ou Borodine, avant de reprendre la composition personnelle, avec « Mlada » en 1892 puis cette « Nuit d’avant noël »,  en référence à la nouvelle éponyme de Gogol extraite du recueil « Les Soirées du hameau près de Dikanka » que Tchaikovsky avait déjà exploitée pour son opéra « Vakoula le Forgeron » (1874). Rimski-Korsakov compose ainsi onze opéras entre 1893 et 1908.

Son attachement au courant slavophile sur le plan de l’art, en fait un acteur privilégié de ce retour aux sources, avec l’insertion de nombreuses danses folkloriques et airs traditionnels au cœur d’une orchestration moderne et foisonnante d’inventivité.

En quatre actes et neuf tableaux, une ouverture et une conclusion, cette « Nuit d’avant noël » est une habile et séduisante composition, mettant en scène un nombre impressionnant de personnages des deux mondes dont un diable et une sorcière, une jeune fille coquette, un forgeron amoureux, deux cosaques pittoresques, un sacristain, et la tsarine Catherine II, bref un joyeux échantillon de la Russie et de l’Ukraine profondes et des mélanges entre les dieux et les hommes de son folklore.

Rappelons que pour la Russie du dix-neuvième siècle, l’Ukraine n’est pas prise au sérieux comme région, et appelée « Petite Russie », et considérée comme ressource artistique  inépuisable par la richesse de son folklore villageois au travers de ses histoires, thèmes, danse et chansons.

Rimski-Korsakov aimait contester les structures ancestrales de la Russie tsariste et saluait, au travers de son œuvre, la poésie du Russe d’origine ukrainienne, Nikolai Gogol, et les chants folkloriques du pays.

Idéal tout à fois satirique et poétique que respecte profondément la production proposée à Munich.

Un opéra valorisé par la mise en scène inspirée de Barrie Kosky

On ne résumera pas l’argument car il est rempli de divers rebondissements à découvrir avec l’œuvre et son illustration musicale puissante.

Disons, pour résumer grossièrement, qu’il s’agit de l’histoire d’un diable et d’une sorcière, le premier souffrant d’un complexe d’infériorité et voulant briller dans une société qui ne le craint plus.

La jeune Oxana dont le forgeron Vakoula, fils de la sorcière, est épris, est écervelée et charmante, ne s’intéressant qu’à la danse et aux koliadki, ces chants typiques de la période de Noël dans les pays slaves, voués à la célébration de la nativité tout en restant profondément empreints des rites païens liés aux promesses de bonheur et de fertilité.

Elle consentirait à répondre aux avances du forgeron s’il lui fournissait les escarpins que porte la tsarine de toutes les Russies, Catherine II.

Ce dernier pactise (sans dommage) avec le diable pour entrer à la cour et réaliser le rêve de la belle qui le croit d’abord mort avant de découvrir le cadeau qu’il lui a fait. Elle accepte de l’épouser. Tout est bien qui finit bien après force de démonstrations folkloriques, personnages hauts en couleur comme les deux cosaques, diable plus gentil qu’à l’habitude, ballets fort nombreux dont une magnifique polonaise, arias superbes des différents personnages, duos, trios, ensemble et chœurs omniprésents.

Dans un tel foisonnement, le metteur en scène allemand Barrie Kosky est à son affaire. C’est exactement le style qui lui convient pour déployer son talent et il se surpasse dans une mise en scène absolument magnifique, fort intelligente, aux décors et lumières de Klaus Grünberg, aux costumes de Klaus Bruns, particulièrement bien choisis, et qui fait montre d’une audace rare dans l’illustration détaillée de l’opéra. Nous aurons ainsi, outre des scènes d’une foule bigarrée, des ballets fort bien chorégraphiés, toute sorte de danses et quelques scènes d’acrobates sur corde de toute beauté.

Une représentation menée tambour battant

La direction d’acteurs est époustouflante, le tout est mené tambour battant avec les solistes, la troupe, les chœurs et l’orchestre de l’Opéra de Munich, entièrement mobilisés et investis dans l’une des plus grandes réussites de ces dernières années dans la capitale bavaroise, avec Guerre et Paix (Prokofiev, mise en scène de Tcherniakov), die Liebe der Danae (Strauss, mise en scène de Guth) et L’or du Rhin (Wagner, mise en scène de Tobias Kratzer).

Barrie Kosky adopte le principe d’un décor unique composé d’une façade de bâtiment à plusieurs étages, flanquée de grandes échelles.

Le chœur des villageois et plusieurs protagonistes se produiront dans les hauteurs de l’échafaudage tandis que la scène s’orne de divers accessoires qui permettent de différencier les tableaux. Le jeu des lumières a toute son importance puisque nous sommes en hiver et que le diable vole les étoiles et le soleil pour plonger le village dans l’obscurité tandis que la neige tombe inlassablement, nous mettant dans l’ambiance (qui serait encore plus véridique s’il neigeait à Munich ce qui arrive souvent en cette période).

Et le plateau est sans cesse rempli par les chanteurs eux-mêmes, les danseurs, les acrobates, les chœurs d’adultes et d’enfants qui se pressent d’ailleurs en foule serrée dès avant l’ouverture orchestrale alors que le public s’installe.

Ce qui produit un amusant double applaudissement, celui des spectateurs accueillant l’arrivée du chef en fosse alors que les lumières de la salle sont encore allumées, et celui de la foule des villageois accueillant le diable avec ses mains rouges et ses délicieuses petites cornes. L’on reviendra d’ailleurs à ce début, avec le final en hommage à Gogol.

Rien n’est pris au sérieux mais tout est réglé au millimètre par Kosky et son chorégraphe impertinent, Otto Pichler, sur le mode ironique et l’on s’amuse énormément.

Les différents solistes arrivent sur scène le plus souvent comme des diables sortant de leur boite (de la pénombre du décor, d’une porte rouge-orange qui apparait soudain à l’acte 3, d’un des gros sacs de la même teinte où se sont cachés les amants de la sorcière, de gigantesques chaudrons qui se déplacent rapidement). L’effet de surprise est parfaitement réussi.

La plus impressionnante irruption sur la scène est sans doute celle de la délicieuse Oxana, incarnée par Elena Tsallagova qui affiche toujours cette jeunesse insolente, cette souplesse, cette silhouette de rêve et cet art de la danse et du chant qui caractérisait déjà la jeune renarde (rusée) qu’elle a si souvent incarnée.

Mais l’on n’oubliera pas non plus l’arrivée par les cintres comme un lustre aux diamants étincelelants de la tsarine (Violeta Urmana que l’on retrouve avec plaisir) en robe ballon argentée et quelques autres trouvailles aussi jubilatoires tout au long des quatre actes.

L’on songe à la piste d’un cirque, au théâtre de Guignol, bref à toute sorte d’évocations ludiques de l’illustration d’une farce comique sans temps morts où tout serait harmonieusement pensé et réalisé.

Réussir la synthèse entre le conte pour enfants, les traditions slaves, le surnaturel et l’histoire d’amour, c’est une sacrée gageure et Kosky parvient sans peine à nous éblouir sans rien laisser de côté. Et l’on notera une foultitude de détails pertinents dans la description de la communauté villageoise ukrainienne où Kosky glisse même le microcosme du shtetl juif.

La troupe hilarante des diables met en joie le spectateur par leur caractère burlesque comme un écho aux anges de Hansel und Gretel vu la veille dans les mêmes lieux. Et les costumes de la cour de la tsarine tirent sur le style oriental.

Un sens de la scène extraordinaire

Autant dire que la direction d’acteurs facilite le travail des solistes (et des chœurs, danseurs et acrobates) qui font tous et toutes montre d’un talent exceptionnel.

Ce n’est pas la première fois que Munich nous offre, dans ses représentations d’opéra, les brillantes performances des danseurs du Ballet ou invite des acrobates de grand talent sur la scène. Cette Nuit avant Noël ne fait pas exception et à plusieurs reprises, les danseurs et les acrobates réalisent de véritables exploits, rendant l’ensemble de la représentation très poétique, notamment à l’occasion du sixième tableau quand Vakoula observe les jeux et danses des comètes lors de son vol nocturne vers la cour du tsar.

C’est l’une des incursions dans le monde surnaturel les plus réussies, avec ce combat entre les forces du mal (les Sorcières et sorciers, parmi lesquels Patsiouk et Solokha) qui célèbrent le solstice d’hiver avec la « Kolyadka du diable » et se préparent à combattre les dieux de la lumière Ovsen et Kolyada.

Et l’on reste sur cette formidable impression de réussite avec le final qui rend hommage à Gogol.

Du début à la fin, les chœurs très sollicités offrent en effet de superbes prestations, adoptant comme c’était le cas pour « le nez » ou « guerre et paix » cette manière très spécifique de chanter qu’ont les ensembles russes où les voix d’enfants et les voix aigues sont en profond contraste permanent avec les graves profonds des tessitures les plus basses et où chacune des voix constitue clairement l’élément d’un tout.

Un plateau vocal d’exception pour une œuvre complexe

Choisis pour leur bonne connaissance de la langue russe, les chanteurs manient la prosodie slave avec aisance et possèdent ce petit « plus » sur le plan technique qui leur permet de se mesurer à ces difficiles partitions aux chants contrastés, où ils peuvent passer, dans la même aria, d’un mode lyrique appuyé, à la vitesse supersonique d’une chanson façon comptine.

La voix à la fois mutine et puissante de la soprano russe fait merveille dans tous les airs qui sont réservés à la belle Oxana et l’on ne peut imaginer meilleure incarnation, d’autant que le timbre est superbe, rond, fruité, très coloré et que le temps semble n’avoir aucune prise sur la beauté de ses interprétations. Car elle a été pour nous, non seulement à plusieurs reprises et dans plusieurs productions, la fameuse Petite Renarde de Janáček mais aussi, à Munich en 2020, une délicieuse Nanetta dans le Fasltaff  (Verdi) mis en scène par Mateja Koležnik, à Berlin en 2017, une remarquable Berthe dans Le Prophète (Meyerbeer), mis en scène par Olivier Py, sans oublier, la même année, une Mélisande à l’Opéra de Paris dans la mise en scène de Wilson. Nous l’avons remarquée pour chacune de ces apparitions, montrant que son répertoire est plus versatile qu’il n’y parait, même si incontestablement ce rôle russe de premier plan lui convient particulièrement bien.

Son amoureux éconduit, le ténor russe Sergey Skorokhodov possède également tous les attributs dévolus au rôle. Habitué du répertoire de son pays, il a été Iwan dans Le Nez (Chostakovith) ici même et sera le Prince dans Rusalka à l’Opéra de Paris en mai prochain. Il joue bien avec une énergie à toute épreuve dans sa quête d’amour et le soin apporté à ses phrasés jusque dans les aigus, fait merveille notamment dans ses duos avec le diable, Oxana ou la sorcière sa mère. Cette dernière fait partie du cortège de personnages truculents à qui Rimski-Korsakov a confié des parties diverses qui les caractérisent en quelques airs (paroles et musique).

On retrouve la sorcière Solokha d’Ekaterina Semenchuk, grande mezzo russe toujours en grande forme vocale, qui s’amuse visiblement dans ce répertoire de prédilection, le brillant cosaque Tchoub de la basse russe Dmitry Ulyanov aux graves impressionnants, très à l’aise dans ce rôle un peu bouffon, le chef du village du baryton russe Sergei Leiferkus, à la voix puissante, le parrain de Tchoub, le Panas du baryton-basse Milan Siljanov, le vieux charlatan un peu sorcier Patsiouk de la basse finlandaise Matti Turunen et le diacre Ossip Nikiforowitsch du ténor russe Vsevolod Grivnov. Autant de personnages hauts en couleurs, aux allures de clowns, dont la présence donne du sel à l’ensemble de la représentation qu’ils chantent seuls ou en duos, en groupe, voire avec les chœurs, ils valorisent singulièrement les multiples choix de tessitures et de styles faites par Rimski Korsakov.

Et nous n’oublierons pas l’excellent diable du ténor turc Tansel Akzeybek, l’autre grande étoile du plateau, qui s’est déjà produit dans les rôles secondaires du répertoire wagnérien à Bayreuth et trouve là un emploi idéal pour une performance remarquable ni l’incroyable tsarine descendue du ciel de Violeta Urmana dont le timbre et le style, parfois un peu abrupt désormais, font merveille dans ce rôle loufoque (mais généreux !). Enfin, le luxe habituel des troupes de Munich ne se dément pas avec l’attribution de tous petits rôles secondaires à Alexandra Durseneva et Laura Aikin.

Tout cela n’aurait pas l’extraordinaire cohérence qui fait les grandes soirées si le directeur musical de l’Opéra de Munich, Vladimir Jurowski, très souvent au pupitre dans la grande maison bavaroise, ne jouait pas pleinement son rôle. En mouvements incessants, le chef d’orchestre, qui apparait tout nimbé de lumières à la tête de sa formation, n’oublie personne, ni les chœurs ou les chanteurs en hauteur, ni les arrivées des uns et des autres par cour ou par jardin, ni les solos instrumentaux (notamment les belles interventions des harpes) ou les moments a capella, bref, il s’affaire tout en donnant toute son âme à cette superbe musique qu’il connait bien.

Ovationné à juste titre, il a largement contribué avec l’ensemble des artistes à la réussite de cette première nouvelle production de la saison que l’on peut réécouter sur BR Klassik.