« Merlin ou la Terre dévastée » : la fresque épique et délirante d’Ambre Kahan

Une épée impossible à déloger de son rocher, un pauvre chaland qui est le seul capable de la brandir et une galerie de personnages mythiques. Les élèves de l’Ecole supérieure du Théâtre de l’Union s’emparent du mythe arthurien avec Merlin ou la Terre dévastée, écrit par Tankred Dorst, sous la direction d’Ambre Kahan, aux Plateaux sauvages. La metteuse en scène avait déjà dirigé d’autres aspirants comédiens, en juin 2019, dans un Cabaret infernal au Grand T à Nantes.

Ce « spectacle de sortie » a une saveur particulière. Comme son nom l’indique, c’est le dernier de la promotion 11 de l’Ecole, qui va obtenir son diplôme de fin d’études après trois ans de pratique. Avant même le début du spectacle, on sent l’effervescence dans le hall des Plateaux sauvages, lieu de la représentation parisienne. On aperçoit plusieurs groupes de copains, ici le frère de l’un des comédiens, là l’ancienne professeure de théâtre d’une autre…

Le décalage pour signifier la folie humaine

Sur scène, une femme est prête à accoucher, pendant qu’une voix lointaine chante au micro le conte tragique qui va se dérouler. L’histoire s’enclenche avec la naissance de Merlin. Un premier décalage s’opère. La mère du célèbre sorcier est une fille de joie vêtue comme une poupée ridicule. À ses côtés, un père adoptif loufoque s’étonne de voir son fils si vite devenu adulte. Un secret de polichinelle entoure la venue du bébé : son véritable géniteur n’est ni plus ni moins que le Diable. Incarné par Lilou Benegui, il rappelle un peu Puck de Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, personnage lubrique, être de l’ombre autant que flamboyant.

Merlin,  joué par Hector Chambionnat, se dispute avec son père qui veut libérer les humains en assouvissant leur soif de mal. Pendant ce temps, les autres acteurs s’activent aux quatre coins de la scène. L’Ange, ailes grossières dans le dos et costume en jean blanc très country, entonne une chanson avec un groupe de rock (qui paraît) improvisé. Des lutins aux chapeaux pointus exagérément longs se promènent, à la recherche de l’un ou de l’autre. Chacun s’amuse avec son personnage, écoute ce qui se dit, comme dans une cour royale.

L’ombre qui rôde

Car au centre, c’est la tragédie du trône d’Arthur dont il est question. Celui qui a gravi le plus haut échelon du royaume grâce à l’épée Excalibur veut empêcher les guerres et ouvrir les frontières. Dans cette utopie, Merlin use de sa magie pour guider les hommes, malgré lui, rarement dans le droit chemin. Le mal s’insinue doucement en eux, faisant tomber tout au long de la pièce quelques personnages secondaires. Comme la Table ronde devait en être une représentation, l’auteur de la pièce, compare ici le monde où nous vivons à une terre meurtrie par les hommes.

Pour jouer cette folie, Ambre Kahan mise parfois sur des traits caricaturaux. Perceval est un benêt élevé dans la peur, Mordred, le fils incestueux d’Arthur et Morgane, l’enfant terrible avide de pouvoir. Chacun pourtant dévoile une profondeur. Avec nuance, la metteuse en scène décrit le chemin tortueux que prend le désir, la peur, les traumatismes des humains, emprisonnés par le destin qu’ils s’imaginent devoir accomplir.

La scénographie d’Ambre Kahan amplifie l’impression de prophétie arthurienne. ©Thierry Laporte

Des lumières christiques, aveuglantes, aux danses guerrières en passant par les ombres qui se dessinent en arrière-scène, tout suggère une marche inévitable. Dans sa pièce, Tankred Dorst accordait aux personnages les plus oubliés une placeprincipale. Il faisait de la quête du Graal un récit secondaire. De Mordred au plus inconnu des servants d’Arthur, tous semblent hantés par l’illusion du libre-arbitre, le poids des malédictions. Les comédiens alternent entre effusion joyeuse et douleur criarde, dans un tourbillon de saynètes à l’atmosphère brumeuse ou éclatante.

L’épopée apocalyptique d’une troupe passionnée

Dans L’art de la joie, représentée entre 2023 et 2024, Ambre Kahan bluffait déjà. Elle y racontait la vie de Modesta, jeune femme italienne du XXe siècle en quête d’une absolue liberté. Avec Merlin ou la Terre dévastée, elle renoue avec une épopée, cette fois-ci pleine de personnages hauts en couleur à l’importance presque égale dans le cours de cette histoire.

Dans cette tempête, deux silhouettes nous gardent sur Terre. L’Ange et Monique Wittig portent sur le monde une vision d’ensemble, tout comme Dieu, figure évanescente représentée sur un écran. L’Ange, d’abord optimiste, se dérègle bientôt face à la destruction progressive par les humains de leur habitat. L’autrice de La pensée straight, quant à elle, exhorte à dynamiter les catégories genrées pour s’émanciper. Dans ce monde, Guenièvre n’échappe, par sa condition de femme, ni au mariage avec Arthur, ni à la honte de sa liaison avec Lancelot, meilleur ami du roi.

Pendant 3h30, avec une entracte, les jeunes comédiens s’enlacent, s’amourachent, s’engueulent, se cherchent. Dans cette danse enfiévrée, intense, sauvée par quelques moments de douceur, l’agitation est palpable dans les corps. A l’apocalypse annoncée de la pièce s’ajoute, au moment des applaudissements du public, la fin d’un cycle, le début d’un autre.