« Mémoire de fille » : la vérité universelle d’Annie Ernaux

par Lou Valette
13.12.2025

Du 26 novembre au 6 décembre se jouait au Théâtre de la ville des Abbesses une adaptation tranchante et haute en couleur du roman d’Annie Ernaux, Mémoire de fille.

La « saison Annie Ernaux », c’est comme ça que l’on pourrait nommer cette fin d’année. Sur la scène théâtrale, ce sont les mots de l’écrivaine, Prix Nobel 2022, qui résonnent haut et fort. Après l’adaptation de L’Autre fille par Marianne Basler le mois dernier, c’est au tour de trois comédiennes et dramaturges, Veronika Bachfischer, Sarah Kohm et Élisa Leroy, de mettre en scène un autre texte de l’autrice, Mémoire de fille, qui fait vibrer/danser le Théâtre de la Ville des Abbesses.

Mémoire de fille, publié en 2016, est un roman d’apprentissage dans lequel la jeune Annie débute avec effroi sa vie sexuelle. Un « texte essentiel » à la fois intime et universel, qui prend vie sur les planches pour interroger la banalisation d’une domination masculine toujours à l’œuvre. Le corps se fait alors livre ouvert, manifeste de mémoire et de désir.

Annie, 17 ans, s’en va en colonie de vacances travailler en tant qu’animatrice. Elle quitte seule pour la première fois son foyer. Au cours de cette colonie, elle débutera ses premières expériences sexuelles, entre humiliations et agressions.

Un récit interprété par la comédienne Suzanne de Baecque que l’on a pu voir au cinéma dans Le Roman de Jim, Jeanne du Barry ou encore Iris et les hommes. La jeune femme fait trembler la scène avec son énergie débordante : un corps mouvant, criant, dansant au rythme des mots…

Une honte historique

Au récit de la vie intime de l’écrivaine se mêle celui de l’actrice. Suzanne de Baecque nous raconte comment, près de 55 ans plus tard, elle a elle aussi perdu sa virginité, comment elle s’est à son tour soumise à la « loi masculine ». Une loi qui ne dément pas. Un texte à la croisée de la vie intime de deux femmes que deux générations séparent. La comédienne, avec courage, prend le micro pour tantôt nous conter sa propre « honte de fille » et tantôt celle d’Annie Ernaux. Suzanne de Baecque avec humour nous livre ses complexes de femme, le regard qu’elle porte sur son corps, sa sexualité… Sous les rires du public, la pièce se transforme en one woman show.

La comédienne du Roman de Jim colle la photo de l’écrivaine sur le paravent de miroirs qui habille la scène, puis sur la table de pique-nique en bois qui pose le décor de la colonie ; ce faisant, elle ne déplace pas seulement le texte d’Annie Ernaux dans l’espace, mais aussi dans le temps. Parce que son récit est universel, elle narre une honte féminine historique.

La honte, c’est le sentiment qui tient au corps de l’autrice. Un sentiment qui l’habite, avec lequel elle a grandi. Ce sera de nouveau avec la honte qu’elle débutera sa sexualité. Dans le miroir de sa chambre est écrit en gras « putain ». Annie participe aux bals, elle danse avec les garçons, se laisse toucher, entraînée dans le tourbillon du désir. Dans la volonté d’oublier le moniteur chef de la colonie, l’homme avec qui pour la première fois elle a partagé son lit et dont elle est amoureuse, la jeune femme se laisse saisir par l’appétit des hommes pour son corps. Ou plutôt c’est son lit à lui qu’elle a partagé, son lit avec ses règles, son désir, tandis que le sien s’est évanoui dans la violence des gestes d’un homme agressif, indifférent à la dignité. A la sensibilité de la jeune femme qu’il tient dans son étreinte. Elle cherche dans la chaleur des autres l’attention du moniteur. Les autres la jugent, la méprisent. Alors la jeune femme essaie de se tenir tant bien que mal « au-dessus de la honte ». Annie Ernaux avait envisagé de publier ce récit en 1982, c’est trente-quatre ans plus tard qu’il paraîtra. L’autrice de L’Evènement veut se réconcilier avec la fille de l’été 1958. Celle à qui on a tenté de dérober la dignité. C’est avec rage que Suzanne de Baecque interprète cette dualité, changeant de coiffure et de vêtements. C’est dans ses cris qu’elle exprime la colère d’une jeune fille que l’on a tenté de mettre plus bas que terre, que l’on a humiliée parce qu’elle s’est déplacée quand elle devait se trouver entre la « prude » et la « dévergondée ».

Une scénographie remplie

Si la sobriété était le maître mot de l’adaptation de L’Événement par l’actrice Marianne Basler, l’excentricité est celui de Mémoire de fille. Alors que Marianne Basler gravitait autour d’une table en bois et d’une chaise, sur un simple jeu de lumière, formant le décor du Théâtre de l’Atelier, ici l’actrice se déplace au milieu d’éléments divers qui font à la fois écho aux vacances, à l’enfance tout comme à la féminité. Elle court, voltige, d’un élément à l’autre. Au costume sombre de la comédienne de L’Évènement se substituent plusieurs tenues qui illustrent les différents états psychologiques du personnage. Une scénographie chargée qui nous emporte dans les méandres d’une jeune femme à la découverte de son corps, de la sexualité et de la soumission imposée à son sexe.

Mémoire de fille devient « Mémoires de filles » mettant en scène, à travers le récit intime de deux femmes, l’universalité et l’intemporalité de la loi masculine qui sévit de générations en générations.

Une autrice et une comédienne transformées par la sexualité nouvelle, la « première fois ». De jeune fille à jeune femme; Annie Ernaux et Suzanne de Baecque, toutes deux marquées au fer par leur condition de « femme ».

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