Marianne Basler adapte à la scène L’Evènement au Théâtre de l’Atelier jusqu’au 19 octobre. Une actrice engagée, traversée par l’écriture d’Annie Ernaux et son histoire intime. Elle partage dans cette interview les raisons profondes qui l’ont conduite à s’emparer de ce texte.
Je suis actrice et comédienne, issue d’une famille très engagée à gauche. Ma grand-mère était écrivaine. J’ai de nombreux hommes et femmes politiques de gauche et d’extrême-gauche dans ma famille. Je le précise car cela a de l’importance dans mon choix, à mon âge, de consacrer 8 ans de ma vie à Annie Ernaux. Cela a du sens au regard de mon histoire. Même si je ne me suis pas toujours située politiquement dans ce que je faisais, malgré tout, je reste néanmoins dictée par cette éducation. Annie Ernaux est peut-être l’auteure qui dit le plus ce que je souhaite exprimer depuis longtemps et à laquelle je m’identifie le plus.
J’ai donc fait du théâtre. Puis, j’ai quitté la Belgique pour Paris où j’ai continué à exercer cet art. J’avais aussi bien sûr l’envie de faire du cinéma. La chance m’a souri et j’ai pu travailler avec des réalisateurs formidables comme Paul Vecchiali, Jacques Rivette, Jean-Pierre Mocky ou encore Claude Goretta. Aujourd’hui, je continue à rencontrer beaucoup de réalisateurs mais aussi de réalisatrices, particulièrement de jeunes rélisateur.ices. Cette année, j’ai tourné dans 5 films que j’ai réellement appréciés. Il y a eu Aux jours qui viennent, un film que j’adore. J’aime particulièrement la réalisatrice, Nathalie Najem, son univers. Elle a traité le sujet de façon très délicate.
En réalité j’ai commencé en 2017 à m’intéresser à L’Autre fille. D’abord avec une lecture à la radio puis à l’université. Par la suite, j’ai monté un spectacle à Chalon-sur-Saône. Cela fait maintenant huit ans que je me bats pour monter des textes d’Annie Ernaux.
Oui. En réalité, ce récit n’est lié à mon histoire mais à celle de ma mère, décédée en 2003. Trois ans plus tard, j’ai appris par hasard qu’il y avait eu un fils mort avant sa naissance. C’est une chose, un évènement qui est venu à moi de manière extrêmement insidieuse. Et petit à petit, même si j’ai mis du temps à me décider, c’est devenu comme une obsession pour moi d’adapter L’Autre fille. Ça s’est imposé à moi, je ne pensais qu’à ça. Et je ne savais pas comment m’y prendre, c’était très difficile, car beaucoup de directeurs de théâtre avaient du mal à me confier la globalité du projet. Alors j’ai eu la sensation d’être très seule mais je me suis toujours battue pour pouvoir jouer ce texte, le mettre en scène. Et finalement, je l’ai joué 120 fois.
Oui car ils parlent à toutes et tous. Les gens viennent beaucoup me voir après les représentations et ils évoquent leurs ressentis. Ce que je retiens, c’est que ça résonne en chacun d’eux. C’est une part de leur histoire qu’elle écrit, c’est ce qu’elle a voulu, et c’est comme cela qu’elle a pensé son écriture qui est très réfléchie. Elle l’exprime clairement à la fin de L’Evénement. Elle dit « Les choses me sont arrivées pour que j’en rende compte, et le véritable but de ma vie est peut-être seulement celui-ci (…) » Et moi je joue ses mots et je ressens la même chose. Je ressens que mon corps est le vecteur d’une pensée qui est la mienne mais qu’elle a écrite. Annie Ernaux est venue me voir et je lui ai dit « Je me sens un peu schizophrène. » Je me sens schizophrène parce que cette écriture qui est la sienne, cette pensée qui est la sienne est aussi la mienne. Et elle la révèle à moi. Il y a des choses que je n’avais même pas conscientisé comme l’histoire de ma mère. Je ne me souviens plus si on me l’a racontée avant ou après avoir lu le texte. Mais pourtant les histoires sont similaires. J’ai perdu mon père il y a quelques mois et je relis Je ne suis pas sortie de ma nuit et Une femme d’Annie Ernaux. Tout ce qu’elle écrit, je l’ai vécu. Chez les vieilles personnes, il y a une obsession de manger et elle en parle dans La Place. Lorsque je l’ai lu la première fois, je ne m’en étais pas rendue compte, mais depuis le décès de mon père, j’ai pris conscience de l’universalité de ce récit. Ça m’est aussi arrivé d’acheter des éclairs au chocolat. Ça m’est arrivé tout le temps, chaque fois que je rendais visite à mon père, comme Annie Ernaux. Il m’est arrivé de ne pas savoir dans quel état j’allais le retrouver, exactement comme elle. Cela fait un bien fou de se sentir comprise à travers ses mots, c’est une écriture amie. C’est ce qui fait qu’elle est si proche des gens. Son écriture est un soulagement. Il y a une sororité qui se créée. Pas seulement une sororité car les hommes aussi s’identifient à ses récits. Il y a beaucoup d’hommes qui sont venus vers moi, même pour L’Evénement.
Le problème à mon sens se pose plutôt dans le sens inverse. Quand j’ai commencé à m’intéresser à ces textes, en 2017, Annie Ernaux était déjà bien sûr une grande autrice mais elle n’avait pas reçu le prix Nobel. Il n’y avait pas eu cette exposition à la Maison Européenne de la photographie. Il y avait eu, évidemment ses romans à succès : La Place et Les Années. Elle m’impressionnait déjà beaucoup. Mais c’est arrivé après. En 2022, quand elle a reçu le prix Nobel, j’étais déjà sur scène. Et comme je le racontais à Annie Ernaux, c’est étonnant car beaucoup de gens m’ont appelé pour la féliciter elle. C’était également une manière de me remercier d’avoir porté ses textes. En 2017, tout ce que vous évoquez n’avait pas eu lieu. Il y a aussi eu des polémiques au moment du Nobel. Annie Ernaux est une écrivaine qui suscite des polémiques pour des raisons sociales et sexistes. Pour autant, je suis ravie d’être là et de défendre ses textes. Je peux même dire que ses polémiques je les connais, je les aie vécues de l’intérieur car ma famille était parfois déchirée. D’un côté, il y avait mes grands-parents qui étaient très engagés à gauche et de l’autre, il y avait mon père. Mais qui, s’est avéré bien plus engagé à gauche qu’eux car il a vécu une misère totale : son père était chômeur depuis 1929. Donc, je veux dire, ce déchirement que suscite Annie Ernaux dans la société, j’en ai été témoin enfant. Il y avait des bagarres terribles, ça hurlait dans tous les sens. J’avais une tante, Paulette Pierson-Mathy, qui s’est beaucoup battue pour l’indépendance des pays d’Afrique Centrale. A mon sens, cela rejoint les revendications féministes. C’est-à-dire la liberté de disposer de son corps, de soi dans un pays qui est le nôtre. C’est pour cela que je trouve Annie Ernaux tellement intéressante aussi pour les jeunes personnes car elle parle de la liberté au sens large. J’ai adoré rencontrer ce jeune public lors de mes tournées pour L’Autre fille et L’Evènement. Ce qui se passe aujourd’hui avec Donald Trump est effrayant et il n’est malheureusement pas le seul. Notre monde est en train de basculer à droite, à l’extrême droite et c’est terrifiant. Je ressens donc le besoin de faire entendre ma voix à travers les mots d’Annie Ernaux, de me positionner contre cette droitisation de la société.
Non seulement j’ai grandi avec un rapport privilégié à la littérature grâce à ma grand-mère, uniquement grâce à elle, mais à une certaine littérature. Je me souviens avoir découvert André Bayon, un auteur incroyable, au style brut, qu’elle m’a fait lire. Il a été interné à Saint-Anne et il était sans cesse entre le jour et la nuit. C’est aussi une chose qui appartient beaucoup à mon histoire, cette dérive du mental. Mais qui n’est pas nécessairement présente dans l’œuvre d’Annie Ernaux, sauf quand elle parle de sa mère Alzheimer. D’ailleurs, André Bayon était belge d’origine, si mes souvenirs sont bons. En Belgique, le style des écrivain.es est souvent beaucoup moins sophistiqué comme celui d’Hugo Claus. Annie Ernaux possède ce style. Comme eux, elle vient du Nord, de Normandie. Ce n’est pas les Ardennes ni la Norvège mais c’est tout de même au Nord. J’ai souvent apprécie l’œuvre de ces auteurs-là. Je pense à Lars Noren, que j’ai joué, à Jon Foss, ou même à Harold Pinter.
La première fois, je l’ai d’abord lu. J’étais très scolaire dans ma façon d’aborder le texte. La deuxième fois, c’était à l’occasion d’une lecture dans une petite librairie, je me trouvais à un mètre des gens. L’émotion a été si forte, je n’avais jamais ressentie cela auparavant. Ce texte traverse, il contient une violence qui est celle faite aux femmes, faite aux humains. La comédienne Françoise Villard, qui a aussi adapté L’Evènement, est venue me voir à la fin de la pièce et elle m’a chuchotée : « Est-ce que c’est aussi dur pour toi que ça l’était pour moi ? » J’ai répondu que je n’avais jamais rien fait d’aussi difficile.
Dans votre article vous mentionnez une chose que peu de critiques évoquent, un élément du décor : la table. Pour moi le lieu du récit est la chaise et parfois je m’en échappe. Cette table, elle a une histoire et c’est un élément du décor qui s’est rajouté par hasard. Au départ, je voulais rester debout tout le temps, mais lorsque j’ai lu le texte dans la librairie de Port-Ventre, j’avais très mal au dos, j’ai dû m’asseoir et il y avait une table. Par la suite, cet élément de décor est devenu nécessaire. J’ai donc pris cette table qui appartenait à mon arrière-grand-père, un médecin accoucheur. Comme c’était une table d’accouchement, il y avait aussi un tiroir avec un espace pour le tuyau, pour le sang, un tiroir rempli de métal. Une table chargée d’histoire. Mon grand-père était médecin d’un petit village, et sa fille, ma grand-mère, était froebélienne, c’est-à-dire institutrice. Parce qu’elle était une femme, elle n’a jamais pu être régente, comme on dit en Belgique, c’est-à-dire professeur pour des élèves plus âgés. J’ai lu une lettre extraordinaire qu’il a écrite au ministre pour que les femmes aient ce droit mais qui n’a servi à rien. Cette grand-mère froebélienne a élevé mon père toute seule, elle s’est battue. Je repense beaucoup à ça, c’est comme si Annie Ernaux était intrinsèquement liée à mon histoire familiale.
En 7-8 ans, j’ai vécu beaucoup d’évènements, de décès. Ça m’a beaucoup aidée de traverser ses évènements en même temps que l’écriture d’Annie Ernaux. Je me suis trouvée au bon endroit, et cela m’a permis d’appréhender les choses différemment. La première fois que j’ai joué L’Autre fille, sur l’affiche il y avait marqué « Sauver quelque chose du temps » une phrase tirée d’un livre d’Annie Ernaux. Plus le temps passe, plus je pense au fait de sauver quelque chose du temps. Le passage des êtres qui ont fait nos vies, c’est au centre de son écriture. On ne peut pas oublier, il faut faire quelque chose de cette mémoire. Parfois il serait plus simple de ne plus penser au passé. Je n’ai pas envie de me replonger tout le temps dans ce que j’ai vécu. Nous avons toutes et tous vécu.e.s des choses très violentes et certaines personnes finissent par en faire un livre ou une œuvre, quelle qu’elle soit. Se replonger dans des souvenirs douloureux c’est très difficile mais nécessaire. Il faut partager cette mémoire. C’est une question à laquelle j’ai beaucoup réfléchi enfant car ma grand-mère était écrivaine. Parfois, elle divulguait des choses intimes sur ma famille et ma mère en devenait dingue.
Ce que j’aime beaucoup chez Annie Ernaux, c’est qu’elle n’a pas envie d’être correcte. Dans L’Autre fille, elle écrivait, « je n’écris pas parce que tu es morte. Tu es morte pour que j’écrive. » Et je trouve ça formidable qu’elle ne s’embarrasse pas du fait d’être convenable. Elle ne cherche pas à plaire. De même lorsqu’elle achève L’Evènement, elle ne ressent pas de culpabilité. Sa pensée, son existence, est dissoute dans la vie des autres, c’est formidable. Et puis il y a une autre dimension dans son œuvre que je trouve assez extraordinaire, cette espèce d’irrationalité, aussi bien présente dans L’Evènement que dans L’Autre fille. Cette idée que même aux absents, même aux défunts, la pensée peut parvenir. C’est une très belle idée.
Des hasards étranges de ma vie rencontrent son œuvre. Je me suis retrouvée dans un café à côté de la fille du Docteur N-un personnage présent dans L’Evènement– alors que j’avais joué la veille. Je suis partie en Bretagne après une représentation et le soir-même je me trouvais dans un restaurant à côté de la fille du Docteur N, à 700 km de Paris. Le hasard est magnifique. Ce hasard a permis de réparer. J’ai parlé à cette femme, en l’invitant à assister au spectacle. Son père, le Docteur N a au moins donné de la pénicilline à Annie Ernaux. Il a donc évité qu’elle meure. Il y avait énormément de septicémies à cette époque. Bien sûr, il n’a pas pris le risque d’aller en prison en l’avortant mais il lui a sauvé la vie, malgré tout. Le hasard m’a permis de dire cela à cette femme. Cette petite part d’irrationalité aussi présente dans L’Autre fille que je trouve très belle et qui répare aussi. Cela permet de renouer le fil d’une conversation ou d’avoir une conversation qui n’a jamais eu lieu, que ce soit avec ceux qu’on a jamais connus ou ceux à qui on n’a pas pu parler.
Comment vous avez choisi les passages à interpréter et ceux à évincer dans la mise en scène ?
J’ai fait beaucoup d’aller-retour. Comme je ne suis pas metteuse en scène, je ne prétends pas savoir. J’ai donc commencé par faire un premier montage que j’ai lu à Trouville. Puis j’ai réfléchi à ce qui manquait. J’ai réfléchi autour de quoi je voulais me concentrer. J’ai fait beaucoup de lectures publiques et j’ai souvent adapté des œuvres. Ce que je n’aime pas, c’est faire un patchwork trop grand. Il n’y a pas longtemps, j’ai lu Boualem Sansal, j’avais adapté Vivre. C’était très difficile en jouant le récit dans son entièreté de ne pas perdre le souffle du texte. Pour éviter cela avec L’Evènement, j’ai choisi d’évincer le prologue et l’épilogue où elle parle du sida. J’ai également retiré le long passage où elle évoque sœur sourire, bien qu’il soit magnifique. C’est une métaphore extraordinaire. De même, j’ai choisi de faire l’impasse sur la quête de la sage-femme et du médecin. Je l’ai en quelque sorte remplacée par cette errance dans le plateau, ces noirs. J’ai théâtralisé cette quête qui est très importante en essayant de le traduire scéniquement.
Peut-être seulement ce dernier passage : « Le véritable but de ma vie est peut-être seulement celui-ci, que mon corps, mes sensations et mes pensées deviennent de l’écriture, c’est-à-dire quelque chose d’intelligible et de général, mon existence complètement dissoute dans la tête et la vie des autres. » C’est une phrase que je cite souvent car je suis sur scène pour interpréter des textes. Comme Annie Ernaux mon corps sert de vecteur pour exprimer des mots qui résonnent en moi. J’ai donc choisi de ponctuer la pièce par cette phrase. Il me semble que Françoise Gillard avait aussi terminé son seule-en-scène de cette manière. Ça ne peut que parler à l’actrice qui dit les textes de manière engagé. En tant qu’actrice, il s’agit de consacrer sa vie, de se battre, de vivre des humiliations, des refus parce que le théâtre reste aux mains des hommes, même si cela tant à évoluer. On m’a dite des phrases d’une grande violence. Avec L’Evènement je revendique le fait de choisir que moi, ma personne, dise cela. Elle l’écrit et moi je le joue. Je choisis de me mettre au service de son texte et d’être à disposition du public. Je demande beaucoup à jouer dans les écoles car je souhaite que cette douloureuse mémoire continue à se transmettre. Je suis très heureuse à cette place-là. Malheureusement, il n’y a pas énormément de demandes en province et le 19 octobre je vais devoir cesser d’interpréter ce texte. Mais j’ai le désir de monter d’autres textes peut-être joués par d’autres que moi. J’ai envie de parler de choses qui me passionnent. J’ai aussi envie de parler du déni et du mensonge en politique. Cette montée de l’extrême droite et de ses mensonges m’inquiètent. Je souhaiterais mettre en scène une pièce du dramaturge Luigi Pirandello sur ce sujet. Il était très obsédé par la folie et le mensonge. Mais je continuerai bien à lire l’événement jusqu’à la fin de mes jours.
Visuel: © Pascal Gévy