Marcher pour la vie, éluder les ténèbres – To Life du Groupe Suzanne à L’Étoile du Nord

Marcher, résister, s’épuiser

Les principes chorégraphiques qui organisent le mouvement et l’espace dans To Life sont simples, bien qu’ils demandent une rigueur absolue dans leur exécution : cinq lignes parallèles marquant la scène en longueur, nommées « lignes de fuites », constituent le premier point de vue auquel les spectateur.ice.s ont accès. Sur un autre plan, les lignes composant « le front » font plonger dans la profondeur du plateau les premières lignes évoquées, procédé qui rappelle le travelling arrière. Signalées à travers des croix blanches, les différentes lignes se croisent et guident les corps dans leur déambulation « sans point de départ ni d’arrivée ». Parfois figés, parfois entraînés dans une course obsédante, les corps mis en mouvement confèrent à la marche des significations chorégraphiques, culturelles et politiques cohérentes avec le souci du collectif d’en faire « un acte de résistance ». 

Marcher, ce n’est ni véritablement « danser » ni véritablement courir, mais c’est surtout un refus tranchant de l’immobilité. Un geste en apparence banal, dépourvu des envolées spectaculaires et des mouvements tordus à travers lesquels le corps dansant cherche parfois à tester ses limites et à donner une illusion de surpuissance. Pourtant, l’effort n’en est pas moindre : les sept performeureuses (Julien Chaudet, Julien Deransy, Eurydice Gougeon-Marine, Mélina Ferné, Thiago Menezes, Anne Quaderi, Éva Studzinski, Axelle Lerouge) s’adonnent avec acharnement aux tribulations de la répétition, jusqu’à ce que l’impact que cette dernière a sur leur peau, leur souffle et leur rythme cinétique soit bien saisissable. La simple marche risque-t-elle de devenir source de torture et d’épuisement à force de la répéter compulsivement dans un cadre obscur, renforcé par des sonorités tout aussi angoissantes (créateur musical Romain Poirier), où tout à l’air d’être mis en place pour faire égarer les corps comme dans un immense labyrinthe dantesque ?

Un pas vers la solidarité

En réalité, si torture il y a dans To Life, elle ne se niche pas dans ce qui est montré sur scène, mais surtout dans ce que les artistes choisissent d’occulter en recourant à la figure de la marche. Dans un territoire qui donne la sensation de vide, où tout semble régi et dominé par la noirceur, le refus de l’horizontalité devient une véritable déclaration politique: les guerres, les épidémies et les désastres contre lesquels les artistes disent vouloir activer leur marche n’ont aucune traduction concrète dans les corps dont la représentation se tient loin de tout effet grotesque ou funeste. La violence n’est donc jamais perpétrée par le biais de ces corps d’une discipline imperturbable. Face à la menace d’une mort qui se propage sur le plateau en se décomposant en un nombre infini de particules sonores et chromatiques, la verticalité devient la stratégie principale à travers laquelle les corps comptent se diriger vers la vie, tel que le titre l’annonce. Regarder la torture sans jamais signifier de corps torturés, se déplacer toujours dans la verticalité dans un espace apparemment figé sans rester soi-même ainsi au-delà de quelques instants nécessaires au recadrement du corps – telle est la démarche qui permet aux artistes de sortir leur geste de la sphère de la violence tout en s’assurant que sa contamination soit bien aperçue. 

Les interactions entre les performeureuses renforcent cette perception d’une marche comme geste de résistance : si iels défilent à la fois seul.e.s ou en petits groupes dont le nombre varie, on vit toujours sous l’impression que la solitude ne parvient jamais à s’installer sur ce plateau où le contact des semelles avec sa surface se fait manifester sans arrêt. Main dans la main, porté.e.s sur les épaules des compagnons ou entraîné.e.s dans une dynamique chorégraphique qui fait penser à une ronde de sorcières, les « vagabonds », comme iels s’autointitulent, allient au pouvoir de la fronde le soulagement de la solidarité. Encore une fois, les mouvements et les gestes qui suggèrent une absence sont tout aussi puissants que ce qui est volontairement incarné sur scène : ainsi peut-on comprendre les apparitions des danseureuses qui semblent porter une sorte de « laisse » invisible, comme s’ils étaient accompagné.e.s par une entité que l’on ne voit pas, ou les regards en arrière lorsqu’on n’y saisit aucune présence en chair et en os. Que la marche soit collective ou individuelle, la solitude et l’isolement ne resurfacent jamais dans la déambulation proposée dans To Life. 

Un rituel hypnotisant

C’est toute une constellation de significations que la marche engendre ici : on peut y voir un impressionnant défilé de l’histoire de l’humanité déroulée sous les effets de la magie cinématographiques ou une migration massive, aussi bien qu’une opération de sauvetage. Dans tous ces scénarios, l’élément convergent réside dans les références à la capacité de l’être humain à évoluer et à survivre. Les variations qui interviennent dans la structure de base de la marche rajoutent une dose d’ambiguïté là où l’on serait tenté.e.s de lui assigner trop vite des significations fixes. Ainsi les postures penchées, qui semblent déstabiliser, pendant quelques instants, la force invincible de la verticalité face aux menaces, peuvent-elles renvoyer à la fois à un geste d’autoconservation ou, au contraire, à un geste de compromis tout aussi nécessaire à la survie que la solidarité. La variation entre les déplacements exécutés du coté latéral et les déplacements frontaux interrompt le flux établi lors des premières séquences pour apporter des dynamiques extrêmement productives entre ce qui est caché et ce qui est relevé, dans un mélange perturbant de fragilités et de gestes « guerriers ». C’est cette négociation permanente entre les présences occultées et celles manifestées en toute prouesse qui permettent de mettre en valeur tant la dimension poétique que celle technique traversant la dramaturgie de To Life. 

Et s’il est question de présences et de gestes occultés, il est temps de dire que l’occulte joue un rôle non moins important dans l’architecture de ce rituel hypnotisant, pourtant si peu violent dans l’expression corporelle. Si les corps n’agissent jamais en tant que reflets de la violence politico-historique évoquée dans le programme du spectacle, ils ont parfois l’air de se laisser assujettir à des forces externes qui les régissent. Notamment vers la fin du spectacle, la manière dont l’éclairage (créateur lumière Jérôme Baudoin) et les sons sont mis en scène font penser à une séance de spiritisme, où chaque bruit et faisceau de lumière agit comme un esprit qui tente de communiquer un message cryptique et prendre les corps en possession. Entre le chant choral livré par le collectif en une langue indétectable (compositrice Marina Sangra) et le silence total qui envahit la scène peu après, cette tempête électrique scelle le lien indéfectible des membres du groupe. 

À la fin, une femme aux cheveux blancs, en jeans et en pull rouge – brisant ainsi l’achromie des habits noirs portés par les performeureuses – surgit sur la scène alors vide, sans explication et peut-être sans « raison ». Apparition fulgurante, à l’instar des messagers énigmatiques qui peuplent les plateaux de Castellucci, la femme sonde la scène dans un silence abyssal, contemplant peut-être un paysage post-catastrophe, peut-être le terrain vierge d’une nouvelle humanité. Marcher sans arrêt vers la vie, mais combien de désastres, de guerres et de charniers jusque-là ?

Oser montrer les ténèbres

Si le titre To Life peut évoquer des projections lumineuses et optimistes dans l’imaginaire de certain.e.s spectateur.ice.s, il est important de saluer la prise de risque que le Groupe Suzanne, fondé en 2018, assume avec cette performance en rien divertissante ou susceptible de faire rêver. On connaît bien les pronostics post-pandémie qui voulaient que les programmations se tournent vers l’escapisme et la légèreté : To Life est l’un des nombreux exemples qui illustrent une réjouissante tendance opposée, où la réflexion sur les mondes d’après est plus forte que la tentation de la facilité. La performance du Groupe Suzanne invite les spectateur.ice.s à explorer les ténèbres dans un esprit sobre, mais jamais macabre, demeurant profonde et lucide, mais jamais prétentieuse.