Samuel Hasselhorn et Ammiel Bushakevitz nous ont offert un récital original en choisissant dans l’infinie collection de Lieder composés par Schubert, les plus puissants, les plus tristes, les plus mélancoliques, ceux de la fin de sa courte vie. Et c’est avec un art consommé de l’interprétation qu’ils nous ont enchantés durant plus d’une heure dans la petite salle Cortot, l’une des plus belles acoustiques de la capitale.
Nous avions déjà entendu le magnifique baryton allemand, dans cette même salle, dans une interprétation dramatique et chargée d’émotions, du célèbre cycle « Die Schöne Müllerin » (La Belle Meunière) puis écouté avec un grand intérêt son enregistrement suivant « Urlicht, Chants de mort et de résurrection » dans lequel il explorait l’opéra allemand post-wagnérien. Il montrait déjà l’étendue de son répertoire et partageait de bien belles – et assez rares – passions.
Entendre cette voix chaude et envoûtante, c’est immédiatement repartir dans le sillage des plus grands du Lied allemand et l’on songe immédiatement à Fischer-Dieskau dont il a le style, tout à la fois sobre et expressif.
Mais une fois passée la tentation des comparaisons, l’on constate avec plaisir que, décidément, le jeune trentenaire possède sa propre et forte personnalité et sait admirablement transmettre la profondeur des émotions d’un Schubert déjà malade du mal qui l’emportera à trente-deux ans seulement.
Outre un timbre de velours, le baryton possède une voix large et puissante, qu’il peut d’ailleurs enfler dans des crescendos impressionnants ou au contraire apprivoiser dans des pianissimi sublimes, tout en respectant une ligne de chant admirablement conduite.
Immense silhouette, bel homme, le baryton possède tous les atouts de l’artiste complet et son aisance sur scène sur laquelle il rend vivantes ces petites histoires que sont chacun des Lieder qu’il chante, annonce de grands succès également à l’opéra. Car sa voix n’est pas seulement formidablement adaptée au chant avec piano. Elle est également de celles qui passent tranquillement et sans effort apparent, n’importe quel orchestre.
Ammiel Bushakevitz lui offre, au piano, un véritable partenariat, de ceux qui font les grandes paires des récitals de Lieder les plus réussis.
En effet, le pianiste est aussi expressif que le chanteur et se livre aux introductions composées par Schubert, annonçant le thème, avec fougue ou mélancolie, avant d’accompagner le chant sans jamais s’effacer, en soutenant avec talent chacune des inflexions de la voix.
Car le piano peut se faire tour à tour, rocailleux (« Die Junge Nonne »), léger et arpégeant (« Auflösung »), sautillant et rythmé (« Der Einsame », « Auf der Brücke »), sombre et grave (« Die Allmacht »), et le pianiste interprète lui aussi toutes les couleurs de ces petits récits que Schubert a su si merveilleusement mettre en musique, enrobant les syllabes dans les mélodies.
Et, cerise sur le gâteau, il nous offre plusieurs de ces courtes « Deutsche Tänze » (danses allemandes) en solo.
Le Liederabend ne prévoit pas d’entractes ni d’applaudissements entre les morceaux pour garder intacte la sensation du romantisme exacerbé de ces petites merveilles et le public, connaisseur et captivé, observe ces silences que rien ne vient interrompre et qui sont le propre des grandes soirées.
Avec une très courte pause en milieu de soirée, deux morceaux virtuoses au piano seul, et pas moins de 16 Lieder accompagnés, les deux partenaires ne montrent aucun signe de fatigue et enchainent avec beaucoup d’expressivité les opus, dans un ordre qui n’est pas tout à fait, mais presque, celui du CD, « Licht und Schatten » (Lumière et ombre) qui sort à l’occasion de cette tournée de concerts.
La soirée prend soin d’alterner les genres en commençant par l’enjoué et rythmé « Der Sänger habe » (les Biens du chanteur) qui donne immédiatement le ton d’un style résolument opératique adopté par le baryton pour notre plus grand bonheur.
On ne s’endort pas dans les bonnes soirées de Lieder et chaque inflexion relance les affirmations bravaches du poète « Lasset mir nur meine Zither / Und ich bleibe froh und reich » (Laisse-moi juste ma cithare et je serai heureux et riche) suivie du triste, mélancolique et presque murmuré « In den Grund des Tannenhaines / Senkt mich leise dann hinab/Und statt eines Leichensteines / Stellt die Zither auf mein Grab » (Au fond de la sapinière / Alors fais-moi descendre doucement / Et au lieu d’une pierre tombale / Place la cithare sur ma tombe).
Tout au long du récital, nous nous laissons envoûter par ce mélange tour à tour lumineux et sombre.
« Die junge Nonne », étonnante prière remplie de tumultes et de tempêtes pour les deux parties, la voix comme le piano, monte ainsi en puissance, non sans ménager des douceurs intermédiaires, avant de s’achever par un Alleluia apaisé. La souplesse de la voix du baryton, ses capacités d’en moduler les accents et de colorer chaque note, donnent l’une des plus belles interprétations entendues dans ce beau Lied.
On se dissout tout doucement et avec volupté dans son « Auflösung » (dissolution), avant de vibrer avec la puissance de « Die Allmacht » (le pouvoir), solennel et impressionnant, où Hasselhorn montre la beauté et la justesse de ses graves et la stabilité d’une voix qui sait tenir ses notes sans le moindre vibrato intempestif. Et l’on admire encore une fois la manière dont le pianiste lui sert de partenaire en étroite symbiose.
On se réjouit avec le Lied au coin du feu où le piano sautille comme le crépitement des flammes ou le chant des grillons dans « der Eisame » (le solitaire) avant le doux, très lyrique et mélancolique « Abendstern » (Étoile du soir).
Et l’on aime tout particulièrement la très belle interprétation du nostalgique « Heimweh » (la terre natale) où Hasselhorn sait égrener les souvenirs en se livrant à cette belle description de la nature qui a vu naitre le poète et à laquelle il a été arraché. La tension qui s’installe et qui monte est perceptible à chaque vers tandis que le piano se fait plus pressant, plus insistant, rendant compte de cette infinie tristesse qu’est le regret du départ. Le romantisme exacerbé est présent à chaque note.
La première partie se termine par le galop du cheval de « Auf der Bruck » (sur la Bruck) que reproduisent les accords du piano comme la prosodie précise et enchanteresse de la voix souple de Hasselhorn. Le jeu sur les syllabes du Lied évoque les étapes du voyage et la joie de son parcours au milieu de la nature.
Et c’est après une courte pause que nos compères reviennent pour un émouvant « Fülle der Liebe » (plénitude de l’amour), auquel succède l’étonnant « der blinde Knabe » (l’enfant aveugle) qui commence tout doucement avant de se déployer dans une sorte d’exaltation du bonheur dans le très émouvant « Ich bin so glücklich, bin so reich » (je suis si heureux, et si riche).
Le « Normans gesang » (le chant de Norman) est un morceau de choix, pour le chanteur comme pour le pianiste. C’est le 5ème chant du cycle Ellens Gesang auquel appartient le célèbre « Ave Maria » (de Schubert), adaptation du chant de Walter Scott, la Dame du Lac et publié en 1810. À la fois épique et religieux, le Lied est interprété avec une fougue et une détermination par le baryton dont la voix n’a jamais été aussi adaptée à l’exercice du véritable récit sous forme de narration courte, brève et incisive.
« In Abendrot » (Au couchant) est délicieusement introduit par le piano évoquant avec douceur, les lumières du soir, tandis que le chanteur déploie avec lenteur son superbe legato.
Et puis le choix des interprètes se porte astucieusement sur les passionnants « Lied des gefangenen Jägers » (chant du chasseur prisonnier) et « Totengräbers Heimweh » (la mélancolie du fossoyeur) qui l’un et l’autre, livrent d’étranges récits.
Aux syllabes scandées sur le rythme des accords du piano du premier Lied, succède cette étrange mélopée désespérée d’un fossoyeur qui ne sait plus pourquoi il doit ainsi sans cesse creuser la terre et en appelle à la douce mort (Tot) qui le délivrera.
Le « Ich sinke – ich sinke – Ihr Lieben –Ich komme, ich komm! » (Je tombe, je tombe, O mes amis, j’arrive, j’arrive) a été l’un des plus grands moments de la soirée qui s’achève avec un chant d’espoir, le « Wiedersehen » (revoir) où la voix se fait caressante pour ces adieux qu’on espère provisoires et l’éclatement chaleureux des applaudissements et ovations d’un public absolument conquis.
Et c’est Ammiel Bushakevitz qui nous annoncera dans un français parfait, le bis qui parachèvera une très belle soirée, le fameux « Urlicht » (lumière primitive) de Gustav Mahler.
Notons que le beau baryton sera aussi prochainement sur de prestigieuses scènes d’opéra dont le Deutsche Oper de Berlin où il chantera Wolfram pour deux des séances de Tannhäuser en avril prochain.
Et l’on proposera de se procurer le CD de très grande qualité, qui reprend pour l’essentiel le programme de cette soirée, « Licht und Schatten », publié début 2025 chez Harmonia Mundi en rappelant les précédents enregistrements – tous de référence et récompensés – du baryton.
De Schumann, d’abord, sont parus les Dichterliebe (2019), et un choix de Lieder publiés sous le titre « Stille Liebe ». De Schubert, Hasselhorn a enregistré d’abord « Glaube, Hoffnung, Liebe » en 2020 puis sa fameuse « Schöne Müllerin » en 2023. En 2024, c’est la sortie de « Urlicht » l’un de nos coups de cœur Cult.
Chant : Samuel Hasselhorn, Piano: Ammiel Bushakevitz ; 1 CD Harmonia Mundi
Visuels : © Nikolaj Lund