Sur la scène du Théâtre de l’Atelier se joue jusqu’au 19 octobre, L’Evènement, une pièce tirée du récit éponyme de l’écrivaine Annie Ernaux (prix Nobel 2022). « Je ne crois pas qu’il existe un Atelier de la faiseuses d’anges dans aucun musée du monde » écrivait-elle en 2000. 25 ans plus tard, une adaptation passionnée pour ne pas oublier.
L’écriture de soi est la forme privilégiée d’Annie Ernaux (Les Années, La Place, Passion simple…). En janvier 1964, alors que l’autrice est âgée de 23 ans, elle subit un avortement. Un évènement indélébile qu’elle portera éternellement à l’intérieur d’elle-même. De la même manière que Virginie Despentes, une autre écrivaine, porte dans sa chair la trace ineffaçable du viol. Annie Ernaux à travers ce récit témoigne de l’expérience de toutes les femmes qui, jusqu’en 1975, année où l’IVG est rendue légale, ont avorté clandestinement. Des mots bruts, des faits rapportés un à un dans un style épuré et déconcertant.
Voilà, une actrice dans un seule-en-scène prend la parole, le temps d’une heure, pour interpréter le récit de l’évènement d’Annie Ernaux. Un récit poignant qui ne nécessite pas plus d’une table, d’une chaise et d’une lumière, unique et violente, à l’image de ce qu’a vécu la jeune femme de 1963, alors étudiante en Lettres à Rouen. Parfois la lumière s’accentue sur la comédienne créant un clair-obscur, une ombre suit l’actrice : on croit voir cohabiter deux Annie Ernaux, celle plongée dans la clandestinité de 1963 et celle qui, en 2000, écrit pour mettre en lumière ce passé.
L’actrice Marianne Basler (vue dernièrement dans Aux jours qui viennent), dont l’apparence rappelle fortement celle de l’écrivaine (cheveux blonds, yeux clairs, visage pâle et joues creusées), se métamorphose pour nous rappeler à notre douloureux matrimoine : celui des aiguilles et de l’eau bouillante, des sondes enfoncées dans le ventre et des corps de femmes allongées sur des tables en bois. La table au centre de la scène est aussi en bois, c’est la preuve matérielle venue tout droit du passé. De temps à autres, la comédienne bondit soudainement sur le meuble pour s’y asseoir. Elle est enchaînée à cette table.
Marianne Basler dans le rôle d’Annie Duchesne est tout de noir vêtue (chemise, pantalon, chaussures de ville) sur scène. Une sobriété qui permet à l’interprète de se fondre entièrement dans son rôle.
On est d’abord déconcerté par le ton très narratif de l’actrice, collant au mot près au texte d’Annie Ernaux. Une interprétation à l’image du récit avec pour seule compagne une lumière jaune perçante sur l’actrice, qui contraste avec la pénombre dans laquelle est plongée le reste de la salle. Cette lumière unique et agressive pour l’œil du spectateur, forme presque un halo autour de l’actrice, reflétant la solitude et la violence vécu par cette étudiante entre novembre 1963 et janvier 1964. La comédienne, raconte les mains tremblantes par moments, les larmes furtives aux yeux, la vérité de milliers de femmes qui ont toqué aux portes de celles que l’on appelait les « faiseuses d’anges ».
La vie d’Annie Ernaux est marquée par sa position de transfuge de classe. De mère et de père ouvrier, l’autrice est la première de sa famille à faire des études. Elle s’abandonne alors à un monde aux antipodes de celui de ses parents, créant entre eux et elle une frontière qui s’immisce dans leur relation. C’est cette position privilégiée d’intellectuelle qui permet à l’étudiante d’échapper à la prison. La pièce insiste sur cette violence éprouvée par celles et ceux qui sont considéré.es comme au plus bas de l’échelle sociale. Marianne Basler bouillonne au rythme de la narration pour éclater en un cri. Le cri de l’injustice et de la violence d’une loi fabriquée pour broyer les femmes, les femmes en tant qu’êtres humains reproducteurs. Une loi encore plus écrasante pour celles issues des classes populaires. « Je ne suis pas le plombier ! » hurle l’actrice, la lumière s’éteint.
Après le succès de l’an passé, L’évènement est de retour au Théâtre de l’Atelier avec Marianne Basler. Une interprétation qui dépeint avec intensité et force la nécessité brûlante d’Annie Ernaux de conter son histoire à l’heure où l’avortement est devenu légal. Car ne pas le faire ce serait contribuer « à obscurcir la réalité des femmes et [se ranger] du côté de la domination masculine du monde. »
À titre de rappel, le droit à l’interruption volontaire de grossesse a été inscrit dans la Constitution française le 8 mars 2024, quelques semaines seulement après la première mise en scène de Marianne Basler.
Visuel: © Pascal Gély