Le Ballet Preljocaj a présenté au Grand théâtre aixois, mi-mai 2024, la création Requiem(s) pour 19 danseurs au titre singulier et pluriel à la fois. Une œuvre grand format, d’une heure trente environ, que nous avons pu découvrir quelques jours avant sa présentation à La Villette.
Sensation(s) forte(s) dès le premier tableau avec ce lent atterrissage de trois interprètes sortant des limbes, encagés, chacun dans son paternoster tournicotant en forme d’œuf, avant de rejoindre le commun des mortels disposés en trois groupes prêts à les accueillir. Si le final du ballet nous a paru hésitant, il n’en est pas de même de l’entame avec deux-trois notes graves de musique, la lumière claire-obscure d’Éric Soyer, une scénographie étagée à la manière d’Available Light (1983) de Lucinda Childs, des mouvements empreints de délicatesse donnent le la. Ou, ce qu’Angelin Preljocaj appelle «l’atmosphère spécifique» d’une création autour du repos éternel, du deuil, de la perte, «façon de célébrer la vie». Loin d’être neutre, la séquence introductive évoquera la Sainte Trinité ou, plus prosaïquement, la crucifixion de Jésus à côté de deux larrons, un bon et un mauvais.
Pour traiter des différents types de rituels, le chorégraphe a choisi des airs et des chants très divers, religieux ou profanes, qu’il a montés et mixés sans interruption ou presque, une B.O qui aligne des «musiques» de György Ligeti, Wolfgang Amadeus Mozart, System of a Down, Johann Sebastien Bach, Hildur Guonadóttir, Gilles Deleuze (sic), d’auteurs anonymes, d’Olivier Messiaen, Georg Friedrich Haas, Jóhann Jóhannsson et 79D. Il a tôt fait, selon nous, de diffuser le Kyrie du Requiem de Mozart, accompagnés de mouvements d’ensemble tout aussi lyriques que les chœurs et d’un gros plan vidéo signé Nicolas Clauss sur des mains laissant couler du sable entre les doigts – métaphore funeste s’il en est. La lettre «R» de L’Abécédaire de Gilles Deleuze (1996) de Pierre-André Boutang est à peine audible, devenant signifiant pur, donc musique. Le penseur cite Primo Levi et parle de la Résistance – et donc de la Collaboration. Les passages de hard rock du groupe System of a Down sont la bonne surprise de la playlist et, pour les danseurs et les danseuses, prétexte à une dépense sans compter.
Les interprètes de la compagnie sont exceptionnels, en duos, en pas de huit (sur un morceau baroque) ou en travail de groupe – les filles séparées des garçons ou tous unis, au sol ou en saltation, en chorus lines, perspectives, croisements et manèges. Ils et elles méritent d’être nommés : Lucile Boulay, Elliot Bussinet, Araceli Caro Regalon, Leonardo Cremaschi, Lucia Deville, Isabel García López, Mar Gómez Ballester, Paul-David Gonto, Béatrice La Fata, Tommaso Marchignoli, Théa Martin, Víctor Martínez Cáliz, Ygraine Miller-Zahnke, Max Pelillo, Agathe Peluso, Romain Renaud, Mireia Reyes Valenciano, Redi Shtylla et Micol Taiana.
Le parti pris composite de la bande-son ne porte préjudice ni à l’attention soutenue de l’audience ni à la forme chorégraphique de Preljocaj qui fond ou fusionne avec finesse une série de chants et de rythmes de diverses époques et provenances. Rien d’anguleux ici, aucun accroc, nulle anicroche qui viennent briser l’effet de perpetuum mobile découlant de la danse. D’une danse tout en douceur, en légèreté, en élévation. La gageure étant d’innover dans le cadre strict du néoclassique. Grâce aux magnifiques robes brodées ou colorées d’Eleonora Peronetti, au soin apporté au détail, au dosage des temps forts et des temps morts, aux trouvailles visuelles et aux enchaînements gestuels inédits, cette pièce fera date.
Du 23 mai au 6 juin à la Villette
Visuel : Requiem(s) © Didier Philispart