Dans cette tétralogie, Laure Werckmann, comédienne et metteuse en scène, adapte les récits de quatre écrivaines : J’aime, Renaître, Croire aux fauves et L’Amour après. Elle y raconte comment ces femmes ont vécu, survécut et se sont réinventées. Des pièces au diapason de récits intimes et absolus. À l’occasion du Festival Scènes d’automne, qui a lieu dans le Grand Est, Laure Werckmann retourne sur ses terres d’origine et présente sa tétralogie. Nous avons assisté aux représentations de L’Amour après et Renaître.
A l’origine, il y a le désir de Laure Werckmann de défendre « d’autres destinées que [celles] des femmes qui meurent. » Depuis l’enfance toutes et tous sommes bercés par le destin tragique du féminin ; largement relayé par la littérature et le 7ème art. Si Madame Bovary, héroïne du réalisme, avance vers son destin fatal, il en va de même pour les héroïnes de la période antique : d’Antigone à Iphigénie. Mais c’est le mouvement romantique qui compte le plus de protagonistes féminins damnés. Ces écrivains du xixe siècle feront même de Sapho-la poétesse antique qui aimait les femmes et habitait sur l’île de Lesbos, d’où le mot lesbien est tiré-une amoureuse déchue drapée de blanc qui se jettera du rocher Leucade. En cause ? Un amour non-réciproque pour le jeune Phaon.
Le répertoire de danse classique est aussi plein de ces femmes trahies, désabusées, qui auront recours à ce geste extrême-du très célèbre Lac des Cygnes à Paquita-. C’est ce que constate d’ailleurs le personnage principal du délicat long-métrage de Cédric Klapisch, En corps.
Laure Werckmann nous raconte ici une autre histoire. Celle où les femmes ne meurent pas, où elles vivent sans ou avec les hommes. Une narration dans laquelle elles s’en sortent. Des histoires d’héroïnes vivantes.
A l’occasion de sa venue dans le Grand-Est, la metteuse en scène présentait vendredi 10 octobre deux pièces : L’Amour après et Renaître.
En 1944, à l’âge de 15 ans, l’écrivaine et cinéaste Marceline Loridan-Ivens, est déportée dans le camp d’Auschwitz-Birkenau. Qu’est-ce que le corps d’une jeune femme de 15 ans ? C’est un corps qui se découvre, qui n’a pas encore connu l’amour, en proie à la transformation. Celui de Marceline connaîtra les affres de la guerre ; éternellement ancrée dans sa chair. La tête et le pubis rasés, la future scénariste traverse pendant près d’un an l’horreur du camp.
Huit mois avant sa disparition, Marceline Loridan-Ivens, publie un ultime roman : L’Amour Après. « Comment aimer, s’abandonner, désirer, jouir, quand on a été déportée à quinze ans ? » Sur la couverture du livre, on y voit la photo d’une femme, le sourire plein. Le sourire de celle qui a frôlé de si près la mort et qui a fréquenté avec force la vie.
Si l’effroi des camps a porté Simone Veil sur les bancs de l’Assemblée Nationale pour y défendre l’humanité, le traumatisme conduira Marceline jusqu’aux portes des cinémas.
Laure Werckmann a beaucoup travaillé la scénographie de cette pièce. Le jeu de lumière y est très important. Sur scène, la comédienne interprétant Marceline, dans une loge avec son miroir chargé d’ampoules. Marceline est prête à nous raconter le spectacle de sa vie. Une existence faite de cinéma et de lumière. En quelque sorte, le 7ème art jouera un rôle salvateur dans la vie de l’artiste à la chevelure étincelante. Alors les ampoules qui ornent le miroir et la scène s’éteignent au gré du récit. « L’ombre de la guerre » poursuit Marceline. Mais Laure Werckmann choisit de l’exposer à la lumière. Elle seule, son visage et son corps. Pourtant la cinéaste était plongée à la fin de sa vie dans la cécité. « J’ai perdu la vue à Jérusalem » confie Marceline dans son livre. Ainsi c’est une scénographie en clair-obscur que propose la metteuse en scène: entre l’éclat de la vie de Marceline, l’ombre de la guerre et la cécité. Les ampoules rappellent le spectacle, le cinéma, la vie d’artiste de la scénariste et le noir de la scène reflète le traumatisme.
A la fin de la pièce, les ampoules s’éteignent. Un lustre descend vers la table en face de laquelle Marceline est assise, un faisceau de lumière blanche oblique apparaît peu à peu. Une lumière qui éclaire à la fois l’artiste mais aussi le mannequin sur lequel elle posait la perruque, qui se trouve à ses côtés, sur la table. La rescapée est double : il y a « la jeune femme et la survivante qui cohabitent dans le même corps. » Cette dualité est présente tout au long de la pièce. D’abord, il y a la perruque rousse, presqu’orange qu’une fois lumière allumée, l’actrice revêt. Ainsi la transformation de l’interprète en son personnage se fait sous nos yeux. A l’image de la renaissance de Marceline qui a surgi des cendres de la guerre. Puis en dernier lieu les faisceaux de lumière s’éteignent peu à peu la voix enregistrée de Marceline Loridan-Ivens. L’actrice disparaît dans la pénombre et le fantôme de Marceline, composé d’une veste de costume et d’un porte-manteau fait surface.
Sur le plateau on trouve aussi des chaises disposées pour un public. L’espace scénique est donc divisé en trois : la loge, la scène et les assises. Une scénographie en forme de cabaret qui représente peut-être toutes les vies qu’a croisé Marceline mais aussi son image publique d’artiste.
Pas de foyer pour Marceline, pas d’intérieur brillant et de désir de procréer mais une liberté totale qui se traduit dans sa vie amoureuse. Entre les draps de Marceline, pas de possession. Libre comme l’air, elle a vogué au gré de ses amours et ses envies.
A Auschwitz-Birkenau, la jeune femme n’a pas appris à aimer ni à s’abandonner. Il eut fallu être dur, résister. S’abandonner, c’était mourir. Ainsi, dans le lit de ses amants, la cinéaste ne s’abandonne pas. Son corps porte en lui le traumatisme. A la sortie du camp ses menstruations mettront du temps à revenir. Un corps déformé par la douleur. « Un corps sec et hanté » comme elle le décrit.
Sur scène il y a une valise, la valise d’amour de l’écrivaine. Celle qui contient toutes ces lettres d’amour. D’ailleurs la chevelure de Marceline, couleur feu, ne reflète-t-elle pas la passion ? Les passions qu’elle a partagées entre les hommes et le cinéma. L’interprète, devenue Marceline raconte la « topographie de [ses] amours ». Et ses passions sont indissociables de Paris, chaque rue est liée à un homme, à une rencontre. Lettres en mains, l’actrice raconte le Paris embrasé de Marceline du 10 boulevard de Strasbourg au 217 rue Saint-Honoré. Une topographie de lieux non sans nous faire penser à celle mise en scène par l’écrivain Patrick Modiano dans son livre Dora Bruder. L’auteur part sur les traces de Dora, une jeune fille juive disparue dans Paris alors que la ville était sous le joug du régime Nazi. Les indications de lieux et de rues y sont très précises.
Même si l’histoire de Marceline est indissociable des hommes, paradoxalement c’est un récit d’émancipation qui est mise en scène. La cinéaste n’a jamais souhaité se marier pour ne pas « disparaître derrière un patronyme ». Le seule en scène paraît donc ici cohérent. La comédienne joue avec pour seul bagage la valise de ses souvenirs.
Laure Werckmann adopte certes ici un récit puissant, un récit d’émancipation ardent, mais la mise en scène très, trop travaillée, n’est pas nécessaire et enfouit le spectateur dans un flot d’images, un peu moins dans la sensation. On voyage dans le Paris de Saint Germain des Près, entre les souvenirs d’amours et du camp de l’écrivaine, mais c’est un Saint-Germain des Près manquant de singularité.
Sur la scène du Théâtre de l’Atelier à Paris, une autre comédienne s’attaquait à un récit ancré dans l’histoire : Marianne Basler avec son adaptation de L’Evènement, le récit de l’avortement de et par Annie Ernaux. La comédienne gravitait elle aussi autour d’une table venue tout droit du passé. Si la table sur laquelle s’accoude l’interprète de Marceline est celle du grand-père charpentier et résistant de Laure Werckmann « qui vient résonner avec la trajectoire de Marceline », la table sur laquelle s’assoit Marianne Basler appartenait à son grand-père accoucheur. Si les deux comédiennes mettent une implication toute personnelle dans leur mise en scène. Celle de Marianne Basler, épurée, avec pour seul objet une table et une chaise semble mieux fonctionner. Car elle semble se centrer davantage à retranscrire l’émotion plutôt que tous les éléments du récit.
Marion Bartoli, championne de tennis française, publiait en 2019, Renaître. Un livre dans lequel elle raconte l’emprise puis la renaissance.
Sur les courts de tennis d’Illzach, non loin de Mulhouse, un filet sépare le public qui se fait face. D’un côté les bracelets bleus, de l’autre les bracelets verts. Au milieu, une comédienne et un filet. Une pièce en deux teintes : emprise et enfance.
La sportive Marion Bartoli, rencontre D après avoir remporté en 2013 le tournoi de Wimbledon sans perdre un seul set. D la harcèlera puis la maltraitera psychologiquement. De déesse du Tennis elle deviendra une jeune femme en grande amaigrie par la douleur.
Une mise en scène particulièrement originale puisque c’est sur un court de Tennis que le spectacle assiste à la pièce. La comédienne gravite de part et d’autre du court changeant sans cesse de tenue, délaissant le jogging pour la jupe. Mais Laure Werckmann insère à sa mise en scène une chorale, l’autre singularité de la pièce. Au milieu du public des femmes se lèvent de temps à autre pour interpréter des tubes comme Sweet Dreams. Une trouvaille de mise en scène qui donne de la densité à la pièce et qui représente la douleur commune faite aux femmes. Car les récits d’emprises se font de plus en plus nombreux. L’art s’empare d’un traumatisme commun pour dénoncer et guérir les corps.
Alors la comédienne nous embarque dans le tourbillon de l’emprise de celle qui fut pourtant championne : « Dis donc Marion, tu as des jambes super grosses sur cette photo. » ; « Dis donc Marion tu t’habilles pas mieux non ? ». La comédienne tourne frénétiquement en rond autour du tapis. Entre l’humiliation de D, Marion se perd. Ils résonnent dans sa tête et la déshumanise. Elle tente alors de s’accrocher désespérément à des images du passé pour ne pas flancher mais son corps parle de lui-même. Marion perdra jusqu’à 30 kilos.
Mais voilà un problème majeur se pose dans cette mise en scène. Où est la promesse de renaissance ? La pièce en deux temps narre d’abord l’emprise puis l’enfance ; mais s’arrête brutalement sans que l’on ait eu le temps de vivre la renaissance de la sportive. Dans l’enfance la comédienne sautille et convoque constamment son « Papa ». Dans l’emprise, la comédienne dérive et supplie ce même Papa de venir l’aider.
Là encore la metteuse en scène charge la scénographie, à commencer par le costume de la comédienne, sans cesse en mutation. Elle s’habille, se déshabille en fonction des différentes périodes de sa vie et de ses états d’esprit. Elle s’agite sur le court, prend son sac, le dépose, s’adresse au public, se mélange à lui, lui lance des paillettes. Si la chorale apporte une épaisseur sensible à la dramaturgie, le jeu de la scénographie moins. Peut-être aurait-il fallu se concentrer davantage sur l’interprétation ? En portant à la scène un récit déjà féroce, c’est le poids des mots qu’il convenait d’adapter.
Laure Werckmann présente deux portraits de survivantes. Comme la protagoniste du film de Klapisch, Elise, les héroïnes ne se condamnent pas, elles renaissent.
Mais malgré des trouvailles de mise en scène et une scénographie très recherchée, les interprétations manquent d’intensité, noyées au milieu du trop-plein d’objets, d’effets de lumière ou de mouvements. Des récits ardents mais une mise en scène qui cherche un peu trop à les imiter, plutôt que de les interpréter dans la véracité des sentiments.
Visuel: © Adrien Berthet