Le Soulier de satin n’est pas juste une pièce. C’est LA pièce. Celle que nombre de spectateur·rice·s ont vue en 1987, la mise en scène d’Antoine Vitez. Et pour celles et ceux né·e·s après, c’est la pièce dont l’écho se fait entendre encore aujourd’hui. Il faut comprendre, essayer de prendre le pouls de la tension joyeuse à 21h30, sur la place. Chacun·e a pris un gros sac en plus, avec des couvertures, un coupe-vent, un thermos. C’est que traverser le monde au XVIe siècle avec les Rolls des comédien·ne·s, cela demande de se poser confortablement dans son siège et d’embarquer, à travers mer, pendant les huit heures de cette épopée qui parle d’amour, de désir, de conquête, de regrets et d’espoir. Oui, Dieu écrit droit avec des lignes courbes, et Éric Ruf fait du théâtre en ligne directe avec le ciel. Magistral.
Le Soulier est fait de poèmes et de prières. Claudel l’écrit entre 1918 et 1925. C’est un immense pavé qui, joué sans coupes, prend une dizaine d’heures. Éric Ruf l’a réduit à huit heures, rendant l’ensemble tout de même plus digeste. Car oui, Le Soulier est un gros morceau tortueux. Il nécessite de s’y engouffrer sans chercher à tout comprendre, car là est le sujet de la pièce. Encore une fois, cet incipit ,« Dieu écrit droit avec des lignes courbes », tient en son sein toute l’histoire de cette épopée qui peut se résumer de la sorte : Prouhèze et Rodrigue brûlent à travers les mondes et les époques d’un amour interdit. Cette ligne de fond est l’occasion de vivre les tourments des humain·e·s face aux contraintes qui les assaillent.
Nous sommes donc en Espagne, au XVIe siècle. La troupe du Français s’amuse pour l’instant. Florence Viala nous demande si tout va bien, dans une robe de paysanne. On fait semblant de trouver ça normal : ils et elles sont les stars, les meilleur·e·s, la troupe d’État. Et ils et elles sont là, dans les gradins, avec nous. La pièce commence sur les chapeaux de roue, dans le respect des didascalies claudéliennes. Serge Bagdassarian fait le clown en nous annonçant le programme. On découvre ces vêtements étonnamment littéraux, augmentés, et on le comprend immédiatement : ici, le costume est le décor. Le costume est Le Soulier de satin.
La nuit se divise en quatre parties qui suivent en partie le découpage en quatre journées de la pièce. Elles sont toutes entrecoupées de sérieux entractes de 30 minutes chacun, bien nécessaires pour tenir éveillé·e dans les heures qui s’avancent. De façon dingue, très peu de spectateur·rice·s sont parti·e·s. Une poignée à peine. Comme si là se trouvait, il faut l’avouer, des fans de ce texte en filigrane, dont on attrape les idées et la teneur en retrouvant, comme Doña Prouhèze, un grain tombé de son chapelet. Le Soulier n’est pas qu’une histoire d’amour, c’est une histoire sur le désir. Le désir d’un corps qu’on ne peut pas posséder, comme le désir de tracer là, entre les eaux, un chemin pour aller voir l’autre monde.
Alors, ça joue, ça joue de folie. Alain Lenglet en prêtre prophétique, Didier Sandre en vieux Don Pelage dépassé par l’époque. Et puis, la star du Soulier, Marina Hands campe une Doña Prouhèze traversée dans tout son corps par son désir de faire de sa passion sa raison.
Ce tourbillon d’histoires est sublimé par la scénographie. Dans une opposition permanente et inhérente au Soulier, le rien et le tout sont portés par la dichotomie entre les costumes omniprésents et le plateau et le mur presque nus. On a rarement vu le Palais devenir un décor à ce point. C’est la lumière qui transforme les fenêtres et leurs vitraux en habitation sordide ou en palais à Panama. Jamais on n’a vu le regard se porter aussi haut sur les créneaux médiévaux. C’est simple : la troupe joue partout, dans les gradins côté public et dans le mur de la Cour d’Honneur. Quelquefois, des bandes de néons lui donnent une allure de fantôme, et d’autres fois des allures de bûcher. Les ombres se créent pour nous enfoncer dans le drame, car oui, il y a du drame, des blessé·e·s et même des mort·e·s.
Et puis il y a les hommes. Rodrigue, surtout. Non, RODRIGUE, comme le hurle Marina Hands au beau milieu du public. Elle ne peut pas être à lui, car son âme est mariée à Pelage. Alors, il part, il part loin. Baptiste Chabauty est un chevalier dépassé par ses émotions. Il devient fou, physiquement fou, surtout quand son rival, Don Camillo, transcendé par un Christophe Montenez dont la puissance explose et nous sidère dans le troisième acte (entendez 4 heures du matin), entre en scène. La troupe ne nous laisse jamais tomber. Lors du monologue sous la lune sur la maternité, porté par l’espiègle Édith Proust qui tourbillonne de bonheur en nous parlant d’une âme qui en fait une autre, tout le monde s’endort ou somnole, bercé par sa voix. Mais juste après, une fête surgit, une danse jaillit, l’orchestre s’amuse à parodier une sonate… au clair de lune. La lumière vive se fait dans les tranchées et le théâtre explose et nous saisit encore pour tenir bon jusqu’au matin.
Tout, la troupe donne tout. La voix, le chant, la musique. Le voyage est parfait. Sur les mers, les tractations commerciales vont bon train. Les bateaux sont des maquettes presque enfantines qui deviennent immenses quand leur ombre est projetée sur le mur, LE mur. Ou bien une table sur laquelle Coraly Zahonero en bouchère et Suliane Brahim en Doña Sept-Épées et naviguent vers l’avenir alors que les nuages s’emparent du plateau dans des fumées newyorkaises. Souvent, des actualisations légères nous font rire. Les références au monde d’après, en opposition aux « traditions », la citation des trompettes d’Avignon, sont autant de moments de partage salutaire entre le public et les comédien·ne·s. « Je ne suis pas une illusion, j’existe », dit Prouhèze à son amour impossible. En 2025, comme en 1987, le Palais des Papes est un écrin parfait pour cette histoire aussi belle que folle, aussi sombre que lumineuse. La lune, la vraie, quand elle a jailli vers 5 h au-dessus de la pierre, avait l’allure d’une projection théâtrale, au point que, pendant quelques instants, le doute s’est installé. Est-ce vraiment la lune, ou bien un artefact ? C’est dire la puissance du théâtre quand il est à ce niveau. Il vous fait douter de ce que vous voyez et vous fait croire en des histoires qui distordent le temps et l’espace, vous rendant, le temps de la plus belle des nuits, tous et toutes, des dieux qui écrivent droit avec des lignes courbes.
Avec : Alain Lenglet, Florence Viala, Coraly Zahonero, Laurent Stocker, Christian Gonon, Serge Bagdassarian, Suliane Brahim, Didier Sandre, Christophe Montenez, Marina Hands, Danièle Lebrun, Birane Ba, Sefa Yeboah, Baptiste Chabauty, Édith Proust et Fanny Barthod, Rachel Collignon, Gabriel Draper, Vincent Leterme, Aurélia Bonaque Ferrat, Ingrid Schoenlaub et Anna Woloszyn.
عرض حذاء الساتان من إخراج إريك روف هو ملحمة شعرية ومسرحية تمتد لثماني ساعات، تجمع بين الرغبة والروحانية، التاريخ والاستعارة. في قصر البابوات، يقدّم ممثلو الكوميدي فرانسيز عملاً عظيماً يتنقّل بين الظلال والنور، بين الحب المستحيل والرغبة في العبور نحو عالم آخر. تصميم الأزياء يصبح ديكورًا، والضوء يرسم المدن، والموسيقى تعبّر عن الجسد. إنه مسرح يحبس الأنفاس، يجعلنا نؤمن بأن الزمن يمكن أن يلتفّ علينا ويعيدنا إلى مكان غير واقعي، مسكون بالجمال والجنون المقدّس.
In Le Soulier de satin, directed by Éric Ruf, Claudel’s epic becomes an eight-hour poetic journey through desire, faith, and theatrical grandeur. Staged in the Palais des Papes, the Comédie-Française delivers a dizzying and luminous spectacle where costumes are sets, light becomes architecture, and music pulses through bodies. Between shadow and brilliance, Marina Hands, Christophe Montenez and the entire cast carry us through impossible love and existential longing. The moon rises — both literal and theatrical — and the night blurs reality. This is theatre that distorts time and makes gods of us all, if only for a night.
Du 19 juillet au 25 juillet à la cour d’honneur du palais des Papes
Le Festival d’Avignon se tient jusqu’au 26 juillet. Retrouvez tous nos articles dans le dossier de la rédaction.
Visuel: © Christophe Raynaud de Lage