Six ans après une première version de La Porte des ténèbres, Astérion et Ariane, cré·es par la compagnie La Machine, reviennent à Toulouse pour un nouvel épisode de l’« opéra urbain ». Une suite enrichie d’un nouveau personnage, la femme-scorpion Lilith.
Un œil s’ouvre, puis un autre : en ce vendredi soir, Lilith, la « gardienne des ténèbres », s’éveille. Lilith, ce n’est ici pas tout à fait la célèbre mère des démons, connue pour avoir été la première femme d’Adam. Si elle s’en inspire, elle est, grâce à l’habile crayon de François Delarozière, une femme-scorpion, dont les énormes pattes rappellent celles d’Ariane l’araignée. Cet univers arachnéen, qui n’est pas sans évoquer celui de Louise Bourgeois, est à l’image du monde étrange créé par l’artiste et sa compagnie La Machine : une terre où mythes, démons et divinités s’entrecroisent, s’aiment et se combattent pour fabriquer de nouvelles légendes, tout aussi inspirantes que celles racontées par Ovide ou Hésiode.
Ce syncrétisme qui relie merveilleux juif, chrétien et païen, est revendiqué par son créateur, qui entend montrer ce qui rassemble les différents mythographies connues pour créer un nouvel espace imaginaire : « Je puise dans ce qui m’intéresse, je mixe avec des animaux et je fais ma mythologie », nous dit François Delarosière. Le personnage de Lilith, inventé pour le Hellfest, est ainsi représentatif de cette tendance masculine millénaire, qui consiste à imputer aux femmes les malheurs des hommes : « on retrouve cette imagerie de femmes belles qui séduisent et qui sont bannies », continue le créateur. Le mystérieux Minotaure Astérion, sacré protecteur de la ville de Toulouse depuis 2018, aurait alors pour mission de contrer les plans de Lilith. C’est, bien sûr, sans compter le charme que lui lance la femme-scorpion, qui, en le rendant amoureux, le prive de son libre-arbitre.
Ce récit liminaire, qui commence ce week-end de festivités, est la suite d’un premier « opéra urbain » créé à Toulouse en 2018. Il s’agissait alors, selon des modalités désormais familières de La Machine, de créer une légende toulousaine contemporaine, qui puisse accompagner les rêves des habitant·es de la ville rose. Durant deux jours et demi, Toulousains et Toulousaines évoluent ainsi du Capitole à la Place Saint-Sernin, suivant à la trace histoires d’amour et combats maléfiques.
Les trois « chimères » – Ariane, Lilith et Astérion – éveillent ainsi aux quatre coins de la ville leurs lourdes carcasses de 5 à 11 mètres de haut. Ces corps de bois et de métal, qui surplombent nombre d’habitations, sont sculptés avec précision : un œil attentif repérera les rainures de la crinière chez Astérion, des écailles chez Lilith. L’imposante machinerie qui permet de les articuler, des roues aux nacelles portant les manipulateur·rices, semble elle-même sortie d’un livre aux illustrations 1900.
On l’a toutefois compris, il ne s’agit pas là d’un spectacle reposant sur la seule admiration due aux machines. C’est bien un opéra qui nous est présenté, avec son récit, ses chants et ses musicien·nes.
Car les « Chimères », non seulement dansent, mais chantent ! Compagnon de route de La Machine depuis près de vingt ans, Mino Malan a composé ces musiques interprétées à vue par des musicien·nes assis·es au balcon du Capitole ou transporté·es dans des nacelles recouvertes de tonnelles métalliques. À l’air lancinant du réveil de Lilith succède ainsi un tango lors de la danse qu’elle entreprend avec le Minotaure.
Syncrétisme, accessibilité et réunion de toutes et de tous : cet « opéra urbain » a tout de l’hymne à la concorde et à la communion collective. C’est toutefois une autre lecture qu’en ont faite les représentants des Églises protestante et catholique toulousaines, qui estiment à propos de ce spectacle que « l’obscur et le ténébreux deviennent tendance ». L’affaire devait être d’importance, puisque l’Archevêque est allé jusqu’à consacrer l’église Sacré-Cœur pour « protéger Toulouse » – la consécration précédente datant de… 1941 ! En cause, l’affiche du festival qui, avec ses flammes et son esthétique empruntée au tarot, puiserait dans l’imagerie satanique. Ignorance feinte ou réelle ? Peut-être faudrait-il rappeler à ces dignitaires religieux que l’art n’est pas neuf, qui s’inspire de la représentation de démons – faudrait-il alors consacrer la ville de Madrid pour l’absoudre de la présence du Jardin des délices ?
Visuel : ©Patrice Nin / Toulouse Métropole