La troupe de Frédéric Cherboeuf dans la grande salle du Lucernaire, propose un Marivaux enlevé, joyeux, foutraque et renouvelé sans se compromettre avec une mode actuelle qui parfois s’oblige à souiller couleur cité la prose du répertoire C’est jubilatoire.
Depuis sa création en 1730, la pièce s’est imposée comme un des chefs-d’œuvre de Marivaux. Il y reprend ses thèmes de prédilection : le travestissement, le refus des aveux, et surtout le laboratoire amoureux.
Orgon lance l’intrigue. Bravo à Matthieu Gambier (Orgon), un solide comédien. Il lit la lettre du père de son futur gendre. Dorante (formidable Adib Cheikhi) et Arlequin (drolatique Thomas Rio) sont en route pour la demeure d’Orgon. Dorante est promis à Sylvia la fille d’Orgon tandis que son valet doit recevoir la main de Lisette, servante de Sylvia. Céline Laugier affirme son emploi de Silvia tandis que Justine Teulié qui hérite du rôle iconique et ardu de Lisette est inoubliable.
Les quatre adolescents tiennent leur destinée scellée par ces petits arrangements de notables. Le romantisme n’intéresse personne. Sauf que par la lettre, le père de Dorante avertit Orgon d’une supercherie. Dans l’espoir de connaître l’authenticité des sentiments de Sylvia, Dorante a décidé de se déguiser en son valet Arlequin qui lui se présentera comme Dorante. Orgon rit déjà de l’imposture, d’autant que Sylvia a imaginé le même stratagème et pour les mêmes raisons, avec sa servante Lisette. La mécanique est lancée. En ligne de mire la vérité des cœurs. Les deux mensonges croisés se transforment en une absolue et divertissante imposture. Le piège s’active sous nos yeux. Nous serons autant ravis de l’entreprise que de sa banqueroute.
La troupe excelle en humour et en acuité. Elle réussit le plus aléatoire. Trop largement, des troupes montent Molière ou Marivaux dans un parler banlieue qui se souhaite moderne et innovant. Ils pensent inventer une culture alternative qui n’est que sous-culture, faux alibi pour quelques belles âmes qui pensent alors offrir un siège à ceux des territoires définitivement perdus. Planter l’intrigue dans le contemporain de nos ados, exige au contraire aucune compromission avec la plume remarquable des classiques. La troupe de Frédéric Cherboeuf brille de cet exploit.
La pièce est drôle, rythmée et musicale. Elle est un redoutable pamphlet social. Le manifeste politique acquiert une force double dans l’énergie de son époque et de la nôtre. Le Jeu de l’Amour et du Hasard nous conduit bien au-delà du marivaudage. Il faut prendre à la lettre la réplique de Silvia qui, parlant de l’amour, nous rappelle que c’est une bagatelle qui vaut bien la peine qu’on y pense. On y trouve pareillement le mépris des maitres pour les valets, des valets pour les maitres. Devant nous, entre les deux mondes, la digue se fissure. Un peu, la Révolution française n’est pas loin.
La troupe l’a compris, c’est son immense talent : Dans ce jeu de l’amour et du hasard, il n’y a ni amour ni hasard. Les femmes pourchassent le gain qui est consenti à leur sexe dans le patriarcat, une existence sociale, tandis que les hommes visent d’abord une chute de rein. On n’échappe pas à l’équation sexiste et ancillaire et le seul hasard qui reste est celui tragique de la naissance. L’hérédité, constat amer, est le destin.
Marivaux, fin spectateur de son temps, a décidé d’en rire. De ce rire, la troupe s’en empare avec panache et gourmandise. Elle a choisi la clownerie qui accommode le terrible constat. Les classes sociales se reproduisent à l’infini. Et si Marivaux nous l’expliquait un peu par la parabole, sa pièce parvient, cette fois, grâce à une troupe formidable, a ce que nous le sachions tout à fait.
Le jeu de l’amour et du hasard
De Marivaux
Mise en scène Frédéric Cherboeuf assisté d’Antoine Legras
Avec Adib Cheikhi ou Basile Sommermeyer, Matthieu Gambier ou Frédéric Cherboeuf ou Marc Schapira, Jérémie Guilain ou Antoine Legras ou Vincent Odetto, Lucile Jehel ou Céline Laugier, Dennis Mader ou Thomas Rio, Justine Teulié ou Camille Blouet
Collaboration artistique à la mise en scène Adib Cheikhi
Lumières Tom Klefstad
Création sonore Stéphanie Vérissimo
Costumes Émilie Malfaisan
Scénographie Frédéric Cherboeuf et Adib Cheikhi
Construction décor Matthieu Gambier
Visuel Affiche