Dans le cadre du Festival d’automne, au théâtre 14, la pièce, tirée du roman Maitres Anciens de Thomas Bernhard mise en scène par Éric Didry offre à Nicolas Bouchaud un rôle de parade comique et de succulente comédie.
Dans une salle du Kunsthistorisches Museum de Vienne, face à L’Homme à la barbe blanche du Tintoret, résonne une diatribe dans laquelle sont convoqués l’art, la société, la transmission…
Nous haïssons les gens et nous voulons tout de même vivre avec eux, parce que c’est seulement avec les gens et parmi eux que nous avons une chance de continuer à vivre et de ne pas devenir fous.
Un spectateur se lève du public. Il nous apostrophe. C’est lui ; Nicolas Bouchaud. On s’amusera beaucoup avec lui qui s’amuse autant. La comédie est piquante ; le patrimoine culturel européen n’y est pas épargné. Durant une heure trente d’adresses au public, façon standup, l’immense comédien, (vu en mars dernier À l’Odéon, dans Othello où il jouait Iago dans une mise en scène de Jean-François Sivadier) nous prend à partie. Et nous délivre le fantastique texte de Thomas Bernhard.
Les soi-disant classes inférieures sont, c’est tout de même vrai, tout aussi ignobles et abjectes et tout aussi hypocrites que les supérieures.
En 1984, soit un an avant le roman Maitres anciens, Thomas Bernhard créée la pièce Le Faiseur de théâtre. Le cynisme de l’auteur y faisait le constat poignant de la lente agonie de l’art dans un monde auquel il devenait hostile. La pièce était un hymne ambigu et polysémique au théâtre et à ses gens. Sous la forme d’une longue logorrhée, le faiseur de théâtre y alignait une savoureuse bronca. Maitres anciens continue le trait en embrassant l’ensemble de la culture.
Faire un enfant et donner la vie, comme on dit si hypocritement, ce n’est tout de même rien d’autre que mettre au monde et mettre dans le monde un malheur accablant, et alors tous les gens sont, à chaque fois, effrayés par cet accablant malheur.
La pièce se déroule intégralement au Musée des Arts Anciens de Vienne où le vieux Reger, critique musical, a donné rendez-vous à Atzbacher pour un motif qu’on ne découvrira qu’à la toute fin. Atzbacher est là, en avance, et observe Reger à la dérobée. Dans la mise en scène imaginée par Éric Didry, nous sommes Atzbacher. Le texte dense ne ménage personne et s’en donne à cœur joie. Nous assistons à un joyeux jeu de massacres dont les victimes principales sont Stifter, Heidegger, Bruckner, Beethoven, Véronèse ou Le Greco, c’est-à-dire une partie du patrimoine culturel européen.
Une tête bien faite est une tête qui cherche les défauts humains et une tête exceptionnelle est une tête qui découvre ces défauts humains et une tête géniale est une tête qui, après les avoir trouvés, attire l’attention sur ces défauts découverts et, avec tous les moyens dont elle dispose, désigne ces défauts.
Notre attention est fixée. Le temps semble s’arrêter ; les idées s’enchaînent les unes après les autres. Les futilités s’estompent peu à peu pour laisser leur place, par un effort de transmission, à des réflexions philosophiques et parfois psychologiques poussées et nécessaires. Burlesque, obsessionnelle et stimulante, cette pièce questionne chaque pan de nos vies.
Bruckner est un compositeur négligent, tout comme Stifter est un écrivain négligent, cette négligence haute-autrichienne, ces deux-là l’ont en commun. Tous deux ont pratiqué un art soi-disant soumis à la volonté divine et qui est un danger public. Le torrent sonore brucknérien a conquis le monde, peut-on dire, la sentimentalité et la solennité hypocrite triomphent chez Bruckner.
Nicolas Bouchaud explique « Chez Bernhard, le rire est une vertu qui me ramène sensiblement au lien qui unit la littérature à l’air que nous respirons, au-dehors, à l’oxygène. Le rire arrive comme un précipité chimique, par un effet d’implosion ». Le comédien est brillant à défendre ce biais de l’humour. Le sous-titre de la pièce est comédie. La comédie est totale, notre plaisir aussi. Il ne faut pas rater la rencontre désopilante de Bouchaud et de Bernhard.
Adaptation Véronique Timsit, Nicolas Bouchaud et Éric Didry
Interprété par Nicolas Bouchaud.
Tirée du roman de Thomas Bernhard
Crédit photo ©Jean-Louis Fernandez