Pour sa troisième invitation au festival Village de Cirque sur la Pelouse de Reuilly, le Cirque Queer propose un cabaret tout en contradictions avec son spectacle Il n’y a pas que les chat-tes qui ont neuf vies. Une proposition trash et poétique, inclusive et communautaire, traditionnelle et innovante. Cult-issime au point que cette bombe mérite deux articles !
Dès leur remarque Premier artifice, le collectif circassien interrogeait le rapport des artistes à leurs identités multiples mêlant les agrès aériens traditionnels, à des lancers de couteaux et des textes plus personnels. les artistes creusent ici, avec une rare maîtrise ce sillon fertile.
Dès l’entrée sous le chapiteau, on devine qu’il sera question de regarder et d’être regardé-e-s. La scène est en T : à la fois podium de défilé de mode, catwalk évoquant les soirées voguing, mais aussi scène traditionnelle du cabaret. Tout est donc réuni pour dire la croisée des chemins esthétiques , des cheminements individuels. C’est Mona LaDoll qui est la maîtresse de cette cérémonie. Avec une certaine gouaille poétique, elle nous invite à exprimer nos émotions, sans jugements, sans censure face à ce qui va advenir. Claquement de doigts (le voguing est encore là), râle de désir ou de colère. Cette mise au diapason, clé d’entrée dans le spectacle, est avant tout une invitation à être soi. C’est ce qui sera la raison même de ce cabaret.
Point question ici de hiérarchiser les « passages » puisqu’un cabaret ne s’entend que comme un tout nécessairement éclectique, composite. Les numéros se succèdent donc et chaque artiste apporte son univers, son mode d’expression, son agrès. Andrea, Jenny Victoire, Kazy, Lia Canine, Marthe Calvaire, Mona LaDoll, Sandra Calderan et Kitten Fight nous offrent des moments rares de liberté. Iels se ré-approprient l’esthétique queer, camp pour citer Susan Sontag. et c’est heureux ! En effet, à l’heure où les soirées « cabaret » fleurissent ça et là dans un but commercial et pour « épater » un public en manque de sensations, il est important de donner une vision plus engagée de cet art essentiel. C’est exactement ce que dénonce Mona LaDoll quand elle rappelle la violence subie par Annie Jones, la femme à barbe du cirque Barnum..enlevée de force à ses parents, enfermée dans une cage, montrée du doigt par un public content de ne pas être lui-même un « monstre »…croyait-il…car la monstruosité est bien celle de dominer, de soumettre l’Autre.
La soirée oscille donc entre discours politisés, mises en perspective historique, interrogations philosophiques. Mais à chaque fois, tout est pris dans l’instant suivant à contre-pieds dans une ironie mordante et jubilatoire.
Que dire, en effet, de cet effeuillage de Céline du Fion, qui joue avec la nourriture (des pop-corns se dissimulent en bien des endroits cachés) sur Déshabillez moi de Juliette Greco…si ce n’est que l’on entendra plus jamais la chanson de la même manière. Ou de cette grand-mère qui boîte en peignoir rose puis qui s’envole pour un numéro de sangles aériennes à couper le souffle. Ici l’érotisme est non seulement assumé mais déconstruit en ce qu’il n’est pas pensé pour satisfaire un homme cisgenre, hétéro et blanc. Et c’est ce qui fait sa beauté, sa force et son aspect politique.
Le spectacle est drôle, trash, fait d’hémoglobine déversée lors d’un numéro d’équilibre sur bouteilles. Tout est détournée ici comme dans le bouleversant numéro de Marthe R Calvaire. Masquée d’un bas sur lequel elle se maquille outrageusement, penchant ici du coté clownesque, elle se défait des lourdes chaînes qui font son costume pour les transformer en chaînes volantes…Elle s’envole au-dessus de nous, avec cet objet de contrainte devenu possibilité d’envol et de liberté. Le silence se fait sous le chapiteau, les regards se fixent, les gorges se nouent car l’on comprend que ‘son vit un grand moment de cirque.
La forme est composée de textes poétiques, scandés, chuchotés ou hurlés. Il dénonce la domination des riches sur les pauvres, la hiérarchisation des désirs, l’effacement des identités et des corps non conformes. On pourrait se dire, à la va vite, que tout cela a déjà été dit, oui, c’est vrai. Mais pas comme cela, pas avec cette rage et cette bienveillance mêlées. Car c’est la générosité qui semble être le terreau même de la réussite du spectacle, le soin de l’autre dans son entier. Comme lorsque l’excellente musicienne Jenny Victoire essuie délicatement le corps maculé de faux sang de Simon Rius. Ceci n’est pas montré, se fait en fond de scène mais existe pour autant de manière flagrante comme une solution à nos maux.
A l’heure où tout ce qui n’est pas la norme est rejeté, où l’envie d’être entre soi pour mieux se (re)construire est jugé « exaspérant », le spectacle du Cirque Queer n’est pas seulement une réussite artistique, il est salutaire voire nécessaire. Bien sûr, on ne peut évaluer la qualité d’une forme artistique à l’aune de l’adhésion de la salle. Mais, on aura rarement vu une telle osmose entre le public cosmopolite, composite et celleux qui performent sur scène. Nous sommes échos les uns, les unes, des autres. Lorsque le public se lève d’un bon à la fin du cabaret c’est, semble-t-il, pour féliciter, remercier les artistes mais aussi pour dire la force de l’être ensemble. La chanson de fin du spectacle nous redit qu' »Il n’y a pas que les chat-tes qui ont neuf vies », les queers aussi. Et c’est une excellente nouvelle.
Visuel :® Loup Romer