Dans un décor météorique, la circassienne Nina Harper et la sculptrice Domitille Martin, livrent une danse effrénée et sensuelle dans laquelle se confondent le langage du corps et celui de la roche. Les 16 et 17 octobre, Le Bruit des pierres était au Théâtre de la Cité internationale, un spectacle de cirque envoutant et cosmique.
Une mise en scène suspendue, conçue à trois : Nina Harper, Domitille Martin et le metteur en scène brésilien Ricardo Cabral. Tous trois parlent les mêmes langues : le français et le portugais. Si Nina Harper et Ricardo Cabral sont tous deux originaires du Brésil, Domitille Martin, elle, entretient un rapport tout particulier avec ce pays, puisqu’elle a étudié à l’École des Arts Visuels de Rio de Janeiro un certain temps. Ces trois artistes s’unissent pour faire dialoguer l’humain et la roche.
Sur la scène de La Coupole au Théâtre de la Cité internationale, au cœur de la célèbre Cité Universitaire du 14ème arrondissement de Paris, elle-même nichée dans le Parc Montsouris, deux interprètes s’allient pour faire vivre aux spectateur.rices un instant de poésie suspendue dans les airs. Une pièce librement adaptée du récit de Davi Kopenawa retranscrit par l’ethnologue Bruce Albert, dans le livre La Chute du ciel. Davi Kopenawa, grand chaman et leader des Indiens Yanomami, témoigne de la culture de son peuple et raconte la crise écologique mondiale vue depuis les forêts de l’Amazonie.
Le 16 octobre se jouait la 3ème représentation du Bruit des pierres, après avoir été créée et représentée sur la scène du Théâtre Municipal de Grenoble les 13 et 14 mars derniers.
La tournée reprendra le 17 février au Théâtre de Rungis et se poursuivra dans toute la France jusqu’au 6 mai.
Les roches règnent en maître sur scène. Le plateau, plongé dans le noir, des murs au plancher, est cerné de pierres, pendues au plafond ou posées au sol.
Sur scène les interprètes dansent avec les pierres. Dans cette mise en scène, les corps minéraux sont au centre de tout : de la Terre et du cosmos. Pierre, un nom féminin qui définit une matière minérale solide, dure, qui forme l’écorce terrestre. Un terme féminin interprété par des femmes. Des corps de femmes qui bougent autour de cet élément, délicat et rude à la fois.
Le corps de Nina Harper avec ses mouvements frénétiques est sans cesse rappelé à l’ordre par la gravité. Elle essaie de se détacher du sol où les pierres sont alignées, mais elle n’y arrive pas. Ses bras, ses jambes cèdent à l’attractivité des roches. L’acrobate, comme envoûtée, évolue sur l’espace scénique en pont inversé, telle une femme-araignée. Une araignée possédée par le charme de cette matière brute.
Au milieu de leur épopée dansée, les pierres, suspendues dans les airs, alignées dans le ciel, éclatent parfois au sol et une sorte de poudre colorée s’éjecte d’elle. De la matière dans la matière. Les deux artistes s’emparent de cette poussière : dans des gestes éparses, elles dessinent le plateau avec. Les interprètes explorent tous les secrets de la roche. Si elles s’emparent de cette poudre, elles épousent aussi la fine particule dorée que contiennent les roches. Ainsi, l’on voit Domitille Martin face au corps minéral, s’enduire d’or.
Les deux femmes entrelacées roulent au sol. La circassienne étreint la pierre, ne fait qu’un avec elle.
« Le ciel s’est déchiré », les roches l’ont envahi puis l’ont quitté.
La mise en scène s’accompagne d’une musique électronique entraînante s’accommodant aux gestes des interprètes. Des mélodies énergiques et chaotiques qui font penser, et que l’on retrouve dans l’univers du réalisateur Gaspard Noé. Dans le déroutant long-métrage Climax ou encore Enter the Void. Cette musique furieuse et perturbante a été créée à partir de « sons captés en direct sur scène, bruts ou transformés […], et avec des sons enregistrés et composés en studio. » Des couches sonores pour troubler le public, comme lorsque la sculptrice Domitille Martin dévore une pierre. Le bruit fort et vivant bouleverse les spectateur.rices. L’avidité absurde de l’interprète prête à rire mais le bruit interroge.
La pièce est inspirée du livre La Chute du ciel, qui raconte le chaos climatique depuis la forêt de l’Amazonie. Cette mise en scène, dans toute sa sensualité et sa poésie, reflète sur scène ce chaos. A l’image du titre de l’œuvre, la pièce glisse petit à petit vers l’abîme. Les pierres, rattachées à un fil, s’effondrent une à une. Les deux interprètes submergées par la pluie de roches, tentent de les renvoyer vers les cieux, en vain. Elles endossent le rôle des chamans. Car l’œuvre littéraire s’inspire d’une prophétie chamanique dans laquelle les leaders charismatiques ont pour mission de maintenir le ciel en place, « face aux attaques jadis des communautés indiennes ennemies, et aujourd’hui de l’action néfaste des Blancs. » Un chaos dansé pour représenter l’urgence climatique et la violence du monde occidental. Une tension à l’œuvre dès l’ouverture de la pièce puisque la première scène de la pièce montre Nina Harper faisant tourner un lacet dans les airs. Le bruit de la corde s’intensifie en une onde sonore anxieuse. A mesure que le rythme s’accélère, la lumière devient bleue, se tamise, et finit par s’éteindre. Le public est alors plongé dans le noir pour quelques secondes qui surprennent et déroutent.
La circassienne brésilienne décide de ne plus aller à l’encontre de la volonté des pierres en les renvoyant dans les airs, mais de s’adapter à elles. L’acrobate s’entremêle à l’une d’elles, et la corde qui relie la pierre à la structure à laquelle elle est attachée s’élève. Nina Harper avec elle. Et l’équilibriste se meut sur la structure pourtant fragile. Dans des mouvements aussi fluides que l’eau, la virtuose déambule, pleine de sensualité, dans les airs au milieu des pierres. Entre-temps dans ce ciel noir s’est dessiné un fil rouge reliant les corps minéraux célestes entre eux. L’interprète évolue dans l’espace, au milieu des astres rocheux. Une danse aérienne captivante qui laisse chacun.e sans voix.
Après la magnifique mise en scène, toute en roche, de Mathilde Monnier, Black Lights, à l’Espace 1789, cette saison est manifestement marquée par cet élément naturel. Les corps minéraux deviennent le matériau privilégié du corps des femmes, qu’ils animent et façonnent.
Au Théâtre de la Cité internationale, une heure de poésie suspendue dans les airs entre voyage sensoriel et éblouissement. Une pièce à l’image du texte qui l’a inspiré, invitant « à reconnaître que nous vivons aujourd’hui dans un équilibre très précaire et qu’une alliance entre les êtres humains, [et] les espèces, est nécessaire. »
Visuel: © Lydie Roure