Délicieuse représentation du trop rare Didon et Énée, l’unique opéra de Purcell, dans le cocon de la Seine Musicale, avec Adèle Charvet dans le rôle de la reine de Carthage et l’ensemble du Poème Harmonique, chœurs et orchestre, sous la direction inspirée de Vincent Dumestre.
Henry Purcell compose à la fin du dix-septième siècle une musique novatrice dont Benjamin Britten soulignera l’apport décisif trois cents ans plus tard en ces termes particulièrement élogieux « je ne m’étais jamais rendu compte avant d’écouter la musique de Purcell, que les mots pouvaient être utilisés avec une telle ingéniosité, une telle couleur ».
Mais si le compositeur de la cour des Stuart est l’auteur de plusieurs « masques » ou semi-opéras restés célèbres comme « King Arthur » et « The Fairy Queen » où les dialogues parlés sont abondants, il n’a écrit qu’un seul véritable opéra, entièrement chanté, ce « Dido and Æneas », sur un livret superbe du poète anglo-irlandais, Nahum Tate, le récit tragique étant tiré du livre IV de l’Énéide de Virgile.
Auparavant un seul opéra en langue anglaise avait été composé, le « Vénus et Adonis » de John Blow, le maitre de Purcell, créé à Londres en 1681 ou 1683.
La qualité de l’écriture musicale le dispute à la beauté du texte et si le récit transpose finalement l’aventure épique de l’Antiquité gréco-romaine (avec ses dieux tout-puissants) dans un monde plus médiéval dominé par les maléfices du monde très britannique des sorciers (et des sorcières), la trame dramatique amoureuse et profondément sensuelle, reste intacte. La musique de Purcell comporte sa part envoûtante dans l’utilisation du chromatisme (ensemble des douze degrés de la gamme séparés par un demi-ton) dont il fait un élément central du caractère oppressant de l’ensemble. Nous nous étions fait récemment l’écho de la sortie d’un enregistrement de référence de l’oeuvre de Purcell.

L’opéra commence par une ouverture (sinfonia) à la française (c’est-à-dire dans le style alors imposé par Lully), avant de donner toute sa place aux voix auxquelles l’orchestre réplique le plus généralement et aux chœurs qui occupent une place centrale dans le caractère particulièrement dynamique et rapide de l’action.
Purcell compose pour un petit orchestre, le seul imaginable à l’époque, accompagnant lui-même son œuvre au clavecin lors de sa création, il s’appuie essentiellement sur les cordes dont la basse continue, quelques bois et des percussions légères pour les effets de vent et d’orage.
Le Poème Harmonique de Vincent Dumestre, ensemble baroque sur instruments d’époque avec chœur, est bien connu des amateurs du répertoire et a déjà à son actif de très nombreuses réalisations dont cette œuvre de Purcell déjà présentée dans de multiples théâtres et qui sera prochainement à Arras.
Le poème Harmonique comprend également une vingtaine de choristes extrêmement talentueux dans toutes les tessitures requises et ajoute aux violons, altos, violoncelles et bois, quelques cordes pincées du plus bel effet dont un théorbe, une harpe, deux guitares baroques et un virginal (ou épinette). Parmi les percussions, on distingue l’usage de sortes de castagnettes qui donne du rythme et on salue la performance de Sylvain Fabre qui court de la scène à la coulisse pour assurer ses multiples bruitages dont des coups de tonnerre particulièrement impressionnants.
Ce Didon et Énée bénéficie d’une mise en espace très astucieuse qui compense largement les limites de toute mise en scène réelle dans un lieu comme l’auditorium de la Seine Musicale.
En effet, les interprètes arrivent par cour et par jardin, se rencontrent réellement et les chœurs participent de cette ambiance créée qui donne vie à l’histoire.

L’ensemble est théâtralement très fluide, le jeu des lumières et des sons renforce astucieusement les situations successives et l’on apprécie tout particulièrement l’assombrissement qui préside au monde des ténèbres, les imprécations de l’Esprit juché sur une estrade en hauteur quand il ordonne à Enée de partir construire Rome pour « protéger Carthage et faire revivre Troie », la promenade autour de l’orchestre des membres du chœur sur le départ à la chasse (et le clairon qui sonne dans les hauteurs du balcon), la gouaille et la modernité du jeu des marins lors de leur chant (« Come away, fellow sailors », et bien d’autres effets très efficaces et très bien menés. On saluera également la belle performance de l’ensemble de guitares accompagné d’un violoncelle jouant en pizzicato, qui vient sur le devant de la scène au moment d’une danse écrite par Purcell, le « Dance – Gittar ground » ( ou Ostinato de guitare). Les chœurs joueront ainsi successivement les courtisans reprenant les conseils de Belinda, les sorcières qui fomentent la chute de Didon et déclenchent un orage au retentissement sonore et visuel considérable, ou les marins lors du dernier acte.
Dans cet écrin royal, les solistes lyriques brillent de mille feux.
La soprano Adèle Charvet, qui vient de remporter le prestigieux Opera Award de l’espoir féminin, incarne une Didon jeune, passionnée, déchirée, qui préférera feindre l’indifférence face au départ annoncé d’Énée pour ne pas le retenir et périra en se poignardant sur le très célèbre lamento « When I am laid in earth », chanté d’une voix au timbre rond, fruité, coloré, avec ses accents dramatiques et ses pianissimi de douleur, dans une grande maitrise vocale qui vous arrache des larmes. Le medium est charnu, l’aigu aérien et divin, le grave solide. Le rôle est en concordance parfaite avec sa tessiture.
A ses côtés le baryton Jean-François Lanièce campe un Énée, à forte personnalité, saisi par le doute, prisonnier des conjurations maléfiques des dieux et des sorcières et qui s’en ira vers son destin en ignorant la fin tragique de celle qu’il aime. La voix, qui est celle d’un baryton martin, est claire et bien projetée, et l’incarnation particulièrement sensible ce qui créée une alchimie parfaite avec la reine sa bien-aimée.
Perrine Devillers séduit également en Belinda, la sœur et confidente de Didon qui lui donne la réplique tout au long de l’œuvre. Dotée d’un très joli timbre délicieusement sucré, elle est le recours des interrogations de Didon et dès le début, l’exhorte à retrouver sa joie de vivre « Shake the cloud from off your brow » avant de lui conseiller d’épouser Énée. Les timbres des deux jeunes femmes et leurs styles sont totalement en harmonie et l’on prend plaisir à tous leurs duos. Et les interventions de Marie Théoleyre en Seconde dame, sont tout aussi harmonieuses et justes.

Le contre-ténor de caractère Fernando Escalona Melendez impressionne également dans le rôle de l’Esprit et de la deuxième sorcière, adoptant une voix tout à la fois effrayante et sarcastique avec beaucoup d’efficacité. Marc Mauillon de son côté, dont on connait l’amplitude vocale exceptionnelle, incarne la magicienne, puis un marin, avec un égal talent tandis que Caroline Meng interprète la première sorcière avec fougue, visiblement ravie de son rôle de méchante !
Sans entracte, la représentation atteint son point culminant avec la splendide déploration de Didon mais Vincent Dumestre propose de ne pas s’arrêter là après les multiples ovations du public.
Une partie des chœurs et des solistes, entonnera alors dans la pénombre de lumières tamisée, la splendide et émouvante prière inachevée, a cappella, « Hear my prayer ».
Un bien émouvant après-midi !

La Seine Musicale, concert du 15 novembre
Visuels : Une et intérieur Photos ©Bertrand Pichene, concert de la Chaise-Dieu
Saluts à la Seine Musicale : Photos ©Hélène Adam