Pierre Pradinas nous offre dans une mise en scène axée sur le travail de l’acteur une galerie de personnages tchekhoviens désopilants. Le talent des comédiens est au rendez-vous et fait la fortune du spectateur souriant et ravi.
L’époque est au rire. Sur fond de guerre en Ukraine et d’inflation, l’indicateur du moral des ménages mesuré fin janvier 2023 était au plus bas. Dans cette France un brin déprimée, la programmation des théâtres, et en particulier du précieux Lucernaire, fort de ses trois salles, répond à cette envie de comédies et les farces. La plume d’Anton Tchekhov s’y prête parfaitement. Car oui, on l’oublie vite, le médecin dramaturge avait beaucoup d’humour. Souvenons-nous comment il assénait à Stanilasvki, professeur d’art dramatique, que même La Cerisaie était une comédie. Celui qui mourut à 41 ans en Ukraine savait faire rire ses contemporains.
Chaque soir, dans la salle rouge du Lucernaire, quatre comédiens font succéder trois parmi les cinq farces ou nouvelles d’Anton Tchekhov choisies par Pradinas . Les comédies sont savoureuses. Dans Les méfaits du tabac, Nioukhine doit faire une conférence, dans un cercle de province, à la demande de sa femme castratrice, sur les méfaits du tabac. Dans Une demande en mariage, Lomov vient demander Natalia Stépanovna en mariage. Il est reçu par son père, Tchouboukov, qui, enthousiaste, va chercher sa fille, mais le caractère sanguin des deux futurs époux risquent plusieurs fois de nuire à l’entreprise. Dans L’ours, Madame Popova, jeune veuve éplorée à la tête d’un grand domaine, vit retirée du monde. Seul un valet, Louka, et quelques gens de maison l’entourent, tentant vainement de la sortir de son chagrin. Smirnov, propriétaire terrien criblé de dettes, vient réclamer l’argent qu’elle lui doit. La confrontation est explosive… Dans Un drame, Pavel Vassiliévitch est un auteur connu. Il reçoit chez lui, contre son gré, Mme Mourachkine, une écrivaine qui entame la lecture interminable de sa dernière pièce. Dans La mort d’un fonctionnaire : Ivan Dimitritch Tcherviakov a accidentellement éternué sur l’important général Brisjalov. Bien que celui-ci lui pardonne presque immédiatement, Ivan s’affole et ne parvient pas à se remettre de son erreur…
La scénographie est minimaliste, le décor est résumé à quelques chaises. Les motifs de mise en scène sont inventifs. L’adaptation théâtrale des nouvelles est intelligente et efficace. L’expérience du spectateur est un bonheur qui se constitue par le jeu admirable des comédiens et le texte hilarant de Tchekhov. Lorsque Philippe Rebbot apparait, chaussures de ville pointues, mine triste et corps désarticulé, pour nous raconter avec une fausse désinvolture et une gêne difficilement dissimulée le traitement que lui réserve sa femme sadisante le public frémit de gaieté. Lorsque Quentin Baillot mime en un bâillement un chien gobant une mouche, on rit aux éclats. Et on voit la mouche !
Autour des deux immenses talents de Quentin Baillot et de Philippe Rebbot, la troupe nous emmène loin. Nous sommes en Russie à la fin du XIXe siècle et en même temps à paris aujourd’hui. Avec une jubilation identique, nous retrouvons ces paysans, employés de banque, personnes endettées… en lutte dans un monde malade. De la joie contre la morosité ambiante.