Après les succès Don Quichotte, Hamlet et Pinocchio, les Dramaticules empruntent la voie réservée à l’aventure. À partir d’une utopie de René Daumal, Jérémie Le Louët et son équipe accèdent à une nouvelle maturité ; ils inventent une nouvelle façon d’explorer le théâtre, de déplier le récit et la fiction. Admirable !
Le Mont Analogue est un roman français inachevé de René Daumal. Roman d’aventures alpines, symboliquement authentique, il est l’histoire d’une mystification, d’une fuite, d’une quête, d’une expédition, d’une ascension. Le narrateur pousse la thèse, sous forme de canular, de l’existence d’une montagne plus haute que toutes les autres et qui serait le passage entre le monde des vivants et l’au-delà. Il ne s’agit pas des limbes à la façon du tombeau d’Antigone, mais plutôt, à l’instar de la montagne des Saisons de Maurice Pons, diamant noir de la littérature française, d’une porte magique vers une espérance. Sur cette montagne vivrait une communauté qui a fui la folie du modernisme pour un nouveau modèle de société.
Jérémie Le Louët explique :
Un projet de spectacle est toujours une sorte d’expédition. Il faut être porté par une idée plus grande que soi, croire en l’absolue nécessité de l’entreprise. Autre analogie avec la haute montagne : plus le sujet est élevé, plus nous sommes menacés par les abîmes.
Sa nouvelle pièce est certainement la plus tendre, la plus intelligente et la plus poétique. Elle raconte l’épopée imaginée par René Daumal vers la montagne sacrée. L’aventure est pleine : Rhétorique, géographique et littéraire. L’humour, c’est l’ADN des Dramaticules, finit d’accompagner le périple. Chaque étape du voyage donne lieu à un tableau innovant aux talents fous. Le public passe de surprise en surprise, sa curiosité jamais déçue. Ébahi tout au long de ce périple, il regardera avec délice les aventuriers disparaître dans l’inachèvement du roman.
« On ne s’est jamais évadé d’un ici et d’un maintenant. » Jorge Luis Borges
La force du théâtre des Dramaticules se source dans l’innovation, dans le refus méthodique de respecter le dispositif classique. Le quatrième mur apparait solide ; il pourra disparaître pour emporter quelques minutes le public au sein de la pièce elle-même. Cette proposition fait avancer l’art dramatique. Un non-théâtre qui n’est foncièrement que théâtre. Ce motif dramatique ne serait pas nouveau s’il n’y avait cette menace de l’effondrement du quatrième mur. Autre chose : Jérémie Le Louët clone sur le plateau l’articulation complice entre le comédien et le spectateur ; ils empilent les strates de la représentation. La pièce devient over-poétique. Dans une scène d’interviews filmés d’une puissance scénographique rare, il nous confond tout à fait. L’expérience spectateur est dans cette désorientation. À cette pliure, le récit ajoute une pliure temporelle. Nous sommes dans un espace temps affranchi de la montre qui nous aura abandonné L’avenir est le passé et vice versa. En un mot, nous sommes dans un rêve. Le sublime sera lorsque nous comprendrons que nous vivons le rêve d’un personnage mort.
Cette superposition de tuilages temporels et spatiaux, de cet empilement d’univers toujours fictifs invente un théâtre cabalistique qui nous envahit. Cette construction épatante invente le théâtre de demain.
Le spectateur se plie aux risques du voyage ; il est acquis à l’aventure dès le premier geste. Il palpite. Il agrippe son billet sans connaître la destination. Il adhère à tout, dont le rêve. Au plus profond de cet onirique, il vivra une aventure psychique intérieure forte, faite d’images de sa propre vie. Et puis, il restera longtemps après les applaudissements à élaborer et à élaborer encore sur ce qu’il aura vu. Sommes-nous en train de rêver ou sommes-nous à l’intérieur du rêve d’un autre qui nous a quittés ? Question inépuisable et réponses multiples sur La montagne cachée.