Dans ce spectacle qui revendique sa filiation au théâtre documentaire, Simon Roth livre sans fard le parcours du combattant d’un réfugié kurde.
Erdal est kurde. Arrivé en Suisse enfant, il connaît très tôt les foyers pour mineur·es, la prison et l’errance de squat en squat. Au gré des rares opportunités qui s’ouvrent à lui, le voilà en Hollande, puis en France. C’est à Saint-Denis, dans une colocation où il échoue un peu par hasard, qu’il fait la connaissance de Simon, auteur et narrateur de ce spectacle, et lui raconte sa vie. Surpris de voir Erdal se confier aussi facilement, il lui propose de faire théâtre de son histoire. Ce sera, on l’aura compris, Erdal est parti.
Rapidement, Simon se pose des questions de légitimité : dépositaire de l’histoire d’Erdal, peut-il pour autant la faire sienne ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité qu’Erdal refuse, non seulement de jouer son rôle, mais aussi de voir un autre Kurde l’interpréter. Mieux vaut un Français, dit-il : le public s’identifiera plus aisément. Et puis, ça fait plus sérieux. Simon obéit, tout en développant un stratagème levant cette difficulté : Erdal sera représenté par plusieurs acteur·rices et apparaîtra en personne par le truchement de sa caméra.
Erdal est parti raconte donc moins l’épopée d’Erdal que celle de sa représentation. Simon se met d’abord lui-même en scène, caméra à la main, filmant les confidences du jeune Kurde. La vidéo ainsi produite est projetée sur des pendrillons, dont les ondulations rappellent la théâtralité du moment comme le caractère mouvant de l’histoire du personnage. Tout, dans la boîte noire qu’est la salle Christian Bourgois de la MC 93, fait office d’écran : les rideaux de scène, certes, mais aussi les murs latéraux. Grâce à ce procédé, bien que formellement absent du plateau, Erdal devient omniprésent.
La vidéo s’estompe toutefois peu à peu pour laisser place à des acteurs et actrice fait·es de chair et d’os, qui assument les propos d’Erdal. Trois hommes – Ramo Jalil, Richard Dumy, Saïd Ghanem – et une femme – Bénicia Makengele – se partagent ce rôle qu’il s’agit moins d’incarner que de représenter, afin de lui prêter existence. La mise en scène de Simon Roth joue continuellement de cet écart entre le réel et son image ou son son, les paroles d’Erdal étant par instants directement prononcées par ses interprètes, à d’autres diffusées par le recours à des enregistrements. Ainsi, le public ne peut confondre le migrant avec celle et ceux qui l’incarnent et reste conscient de l’incomplétude du dispositif théâtral mis en place.
L’ensemble de la pièce ne se résume toutefois pas à un long monologue dont la prise en charge serait partagée entre plusieurs instances. Certains éléments charnière de la vie d’Erdal, comme son procès, sont reconstitués à la manière des reenactements de Milo Rau. Leur mise en scène met alors en évidence l’absurdité et la violence de ces moments où un individu est jugé par quelqu’un·e qui ignore tout de sa vie.
Erdal est parti prête une voix engagée au parcours des migrant·es qui ressemble fort à une descente aux enfers. Par le témoignage d’Erdal, Simon Roth rend sensibles ces expériences et les extrait de l’anonymat auquel les vouent les statistiques. Sans trop édulcorer la réalité, il accorde un importante place à l’humour, mais aussi aux colères d’un être humain brinquebalé par la violence du monde contemporain. Cette pièce vaut donc à la fois pour ce qu’elle dit de notre société et pour ses partis scéniques et dramaturgiques. Un spectacle à voir absolument.
Erdal est parti, de Simon Roth. A la MC 93 jusqu’au 16 mars.
Visuel : © Christophe Raynaud de Lage