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02.02.2024 → 24.02.2024

« La Flûte enchantée » à l’opéra de Francfort : comme un long rêve éveillé

par Helene Adam
04.02.2024

Die Zauberflöte (la Flûte enchantée) est un incontournable de tout opéra et Francfort ne fait pas exception, d’autant plus que, outre une distribution d’une jeunesse rafraichissante, la proposition de Ted Huffman créée en octobre 2022, qui n’avait laissé personne indifférent, était reprise cet hiver. Une soirée de charme.

Le labyrinthe des songes

La mise en scène culte d’Alfred Kirchner tournait depuis 1998 dans la prestigieuse maison de l’Opéra de Francfort quand Ted Huffman a proposé en 2022, une vision profondément renouvelée de la plus célèbre des œuvres de Mozart.

Le parti pris du jeune metteur en scène est original et réussi : il imagine l’histoire racontée par Emmanuel Schikaneder dans la Flûte enchantée comme celle d’un rêve éveillé, né du cerveau fatigué et désorienté d’un Tamino devenu vieux et dépendant d’une Pamina aux petits soins pour lui (joués sur scène par les acteurs Micha B. Rudolph et Corinna Schnabel).

Les deux personnages sont par ailleurs présents essentiellement à partir des épreuves du feu et de l’eau que doit subir le jeune Tamino et vont progressivement occuper le centre de la scène éclairant par leur présence, le propos du metteur en scène.

On peut tout à fait discuter cette apparition et la place qu’elle prend notamment lors du final qui voit les chœurs invisibles chanter la joie du retour de l’harmonie, tandis que les deux « vieux » s’installent à une confortable table pour déjeuner (et ressentir un peu de frustration  d’être privé de cette scène d’exultation). Mais globalement le propos est ludique, léger, avec une formidable direction d’acteurs qui rend l’ensemble très virevoltant et très animé, servi, il est vrai par une équipe formidable.

Une équipe de jeunes qui joue le jeu

C’est dans le cadre de ce « rêve éveillé » que l’on retrouve les héros de l’histoire évoluant au milieu des pièces d’une maison-labyrinthe – dont les décors sont de Andrew Lieberman-, une maison qui se déforme et évolue en permanence un peu comme celle de Die Tote Stadt à Munich dans la brillante production de Simon Stone. Et dans ce cas comme dans l’autre, on admire l’aisance avec laquelle les chanteurs-acteurs, tous prodigieux, vont passer en permanence d’une pièce à l’autre tandis que les murs bougent et que le chemin évolue sans cesse. Le plus étonnant sera d’ailleurs les déambulations de Papageno juste avant l’arrivée de Papagena. On se demande s’il finira par se prendre les pieds sur un seuil qu’il franchit tout en chantant avec animation.

Certains costumes (de Raphaela Rose) évoquent la nuit et/ou le sommeil, ceux de Tamino qui porte un pantalon de pyjama, ceux des trois « Knaben » (qui sont deux filles et un garçon) entièrement vêtu de pyjamas et apparaissant régulièrement comme une sorte de cauchemar récurrent. Les trois dames sont d’élégantes jeunes femmes en robes à paillettes sortant d’une soirée arrosée au champagne, tout comme la Reine de la nuit leur « chef » tandis que Sarastro et son équipe portent des costumes plus ordinaires et sans magie. Tout en jaune, Papageno offrira un contraste visuel et coloré de toute beauté lors de la très belle chorégraphie où il rencontre Papagena toute en rouge. Magnifiques également sont les diverses trouvailles scéniques comme les mouvements arrêtés, figés, puis déformés des troupes de Monostatos manipulés par le Glockenspiel de Papageno ou le moment émouvant où Tamino joue seul au piano sur scène, les premières notes de « Dies Bildnis » alors qu’il est perdu au milieu des épreuves, scène reproduite quelques instants plus tard par l’acteur qui le représente, vieilli et perdant la mémoire.

 

Le fracas de violents coups de tonnerre annonce l’arrivée du mal et notamment les apparitions de la Reine de la nuit.

 

Le jeu des éclairages (de Joachim Klein) rend compte de manière continue des changements de climax dramatiques ou comiques et enfin, cerise sur le gâteau des trouvailles qui rajeunissent l’œuvre : les dialogues parlés sont raccourcis tout en préservant l’importance des liaisons entre les airs, ce pour quoi ils sont conçus dans cette forme « Singspiel ». Une voix off (enregistrée par Heidi Ecks) les prononce en leur donnant du sens, en épousant scrupuleusement les tensions dramatiques ou comiques du texte par l’actrice… Pendant ce temps, les chanteurs se figent ou bougent comme au ralenti tandis que la pénombre s’installe provisoirement, valorisant singulièrement les scènes chantées qui vont suivre.

 

Le procédé est très séduisant et rend à l’opéra toute sa verve et son caractère dynamique tout en plongeant paradoxalement les personnages dans une sorte de somnambulisme collectif où le subconscient de chacun serait le guide de ses périples sur la scène. Ainsi Tamino, héros principal, affronte-t-il ses épreuves dans une sorte d’état second proche de l’hypnose tout comme d’ailleurs il est assailli par un serpent sorti tout droit de son imagination et qu’il est le seul à voir.

Ted Huffman a été tout à la fois hué et applaudi lors de la Première d’octobre 2022, mais comme le supposaient les critiques d’alors, les réactions du public se sont apaisées depuis et hier soir, il était aux anges et ovationnait littéralement l’ensemble de la réalisation de cette Flûte finalement réellement magique.

Et de jeunes chanteurs impressionnants

Il faut dire qu’une telle qualité de direction d’acteurs est d’autant plus perceptible (et agréable) que l’équipe qui la sert est adéquate vocalement et scéniquement à ces rôles si célèbres.

Le jeune ténor Magnus Dietrich a étudié à la Haute École de Musique de Munich avant d’être membre de la troupe du Staatsoper de Berlin et l’on sent dans sa brillante prestation en Tamino, tout le poids de cette solide formation de référence. Nous l’avions apprécié en Alfred récemment au Théâtre des Champs-Élysées à Paris dans une version-concert de Die Fledermaus ; nous le retrouvons hier soir à Francfort en prince brillant au long parcours initiatique. La voix est belle, saine et bien projetée, les phrases musicales sont articulées dans une diction mozartienne de rêve et le jeune ténor n’hésite jamais à parer son chant de mille couleurs tout en respectant les nuances, avec un volume de voix qui va crescendo dans les moments les plus émouvants. Il tisse un très beau portrait de jeune ingénu.

 

Sa Pamina est la délicieuse soprano américano-cubaine Elena Villalon, aux allures juvéniles particulièrement adaptées, à la voix fraîche et fruitée, qui émeut profondément le public durant son « Ach, ich fühl’s, es ist verschwunden! »,  cet air où la pauvre jeune amoureuse croit qu’elle a perdu l’amour de Tamino.

 

Et l’on reste tout en haut du panier de la qualité vocale et scénique avec l’ époustouflant Papageno du baryton ukrainien Danylo Matviiyenko. L’on sait que le rôle de Papageno est particulièrement valorisant et que son interprète vole souvent la vedette à Tamino. Là, on parlera avec bonheur plutôt d’une paire d’amis et de complices particulièrement bien assortis, l’interprète possédant tout à la fois l’expressivité du vantard, mais peureux oiseleur, le sens du comique, et une voix très alerte qui se joue de toutes les difficultés, capable de « tenir » durant les accélérations verbales de son rôle et offrant d’ailleurs avec la Papagena de Idil Kutay un duo époustouflant de virtuosité.

 

Nous aurons davantage de réserves concernant la Reine de la Nuit de Clara Kim, à la voix ductile et souple de soprano colorature, mais qui manque un peu de mordant et peine parfois à faire croire à sa méchanceté.

 

À l’inverse le Sarastro de Kihwan Sim est un modèle de sagesse et de beau chant, qui aborde sans problème les difficiles graves de la partition et module un chant très agréable, au legato souverain. Et comme Peter Marsh possède un timbre coupant très percutant, on l’associe sans peine au perfide Monostatos qu’il campe de manière magistrale.

 

Les trois dames Monika Buczkowska, Cecelia Hall et Katharina Magiera ont également de très beaux timbres parfaitement harmonisés dans leurs ensembles et les trois enfants, solistes du Chœur d’enfants de Francfort, sont absolument parfaits dans des rôles où la justesse n’est pas toujours de mise, la partie étant finalement assez complexe.

Une maison où l’on se plaît

Chœurs et orchestre de l’Opéra de Francfort confirment la qualité de leurs prestations tandis que la cheffe Julia Jones donne tout son relief à l’une des partitions les plus abouties de Mozart.

Francfort mérite sa place de choix parmi les opéras où il faut se rendre. Ces productions ne laissent jamais indifférent et, surtout, la qualité musicale est toujours au rendez-vous, notamment par le truchement des très belles distributions, assises sur la permanence d’une belle troupe. Ajoutons cet art si séduisant de proposer des œuvres rares ou inédites (quelle que soit leur époque) qui rend si attirante la programmation de saison en saison.

Enfin il faut souligner le plaisir d’une réception toujours agréable dans cette maison qui possède un grand foyer très accueillant dans lequel chaque soir, une courte conférence est donnée pour éclairer l’œuvre. Enfin, la salle était comble, le public est jeune et enthousiaste et c’est bien agréable de constater qu’ici au moins, l’opéra se porte très bien.

Opéra de Francfort/ Oper Frankfurt

Die Zauberflöte, du 2 au 24 février puis du 13 au 27 juin 2024

Réservation

Visuel : © Barbara Aumüller