L’ouverture du festival d’Avignon approche. Des événements et des créations uniques y rassemblent chaque année artistes, publics et professionnels de la culture. Et parmi eux, La belle scène saint-denis, un projet dansant et « situé », dont nous parle aujourd’hui Emmanuelle Jouan, directrice du Théâtre Louis Aragon (TLA). Cultivant le lien, la rencontre, l’accompagnement, on pourra y découvrir le travail des artistes – mais pas que – du TLA, un travail en profondeur ancré autant qu’il est ouvert.
Si je reprends mon édito, La belle scène saint-denis «permet aux artistes et aux œuvres créées dans nos maisons d’être vues, de rencontrer le réseau professionnel et rayonner au niveau national et international». Pendant l’année, le Théâtre Louis Aragon accueille des compagnies de danse, qui créent ensemble et peuvent présenter leur travail à La belle scène, à Avignon. L’objectif est donc de visibiliser le travail d’artistes plus ou moins émergent.e.s, mais naturellement, les valeurs et engagements du théâtre y rayonnent aussi. La belle scène saint-denis se tiendra du 2 au 11 juillet à Avignon.
C’était un modèle expérimental au démarrage, mais les fondements, l’ADN du projet en tant que scène conventionnée, c’était la question de l’accompagnement global d’une équipe artistique associée à un lieu chorégraphique. En l’occurrence, nous – le théâtre Louis Aragon – sommes une scène conventionnée en Seine-Saint-Denis, à Tremblay-en-France. On accompagne le travail de création des équipes et la diffusion du répertoire de leur compagnie. On fait tout un travail de sensibilisation à leur univers artistique dans le territoire. Mais il manquait une étape : la visibilité de ce travail.
Et donc, on s’est interrogé.e.s sur la meilleure façon de rendre visible ce travail de fond mené à Tremblay. Comment fait-on pour que ce qui est produit à un endroit soit diffusé, rebondisse, rayonne à un autre endroit ? C’est comme ça qu’est venue l’idée d’Avignon. Sachant qu’à Avignon, on voit tous les professionnels nationaux et internationaux passer. Et dès la première année, il y a tout de suite eu un impact sur le travail des équipes artistiques. Déjà, c’est un endroit magnifique : un ancien cloître transformé en lieu de spectacle. Les artistes proposent ce qu’ils souhaitent y présenter. Pour certain.e.s, ce sont des formes déjà finies, pour d’autres, ce sont des étapes de travail. Nous continuons le travail d’accompagnement qu’on fait avec les artistes jusqu’à la visibilité professionnelle. C’est une fidélité au long cours, qui est aussi le fondement de notre projet ici à Tremblay.
Il y présentent leurs créations, bien sûr, sauf que faire venir des professionnels à Tremblay à chaque fois, ce n’est pas forcément le plus évident. Alors qu’Avignon, c’est un lieu fréquenté par tous les professionnels qui s’intéressent à la chorégraphie et pas que. Donc, c’est une plateforme formidable. Souvent, on fait des allers-retours entre Avignon et ici. Des pièces ou des extraits de pièces présentées à Avignon sont proposées ici au plateau. J’ai oublié de préciser : on accueille trois compagnies associées chaque année.
Tout au long de la saison, ou sur des saisons multiples, on diffuse le répertoire de la compagnie, ce qu’elle veut donner à voir : dedans, dehors, grand format, petit format, tout est possible. Cinq dates, c’est une diffusion rare en danse. Et c’est ce qui nous permet de faire un travail d’implantation artistique dans notre territoire, et ce depuis 2008. Il manquait ce rapport au milieu professionnel pour que les équipes rebondissent.
Dans le cadre de notre association, il y a plein de possibilités, dont Avignon. Après, on retrouve des équipes qui ont été associées au théâtre en 2008, comme d’autres avec qui on va continuer en 2025 ou commencer en 2025. C’est vraiment un accompagnement d’un moment de l’histoire de la compagnie. On est toujours en lien. Nous, on a un projet qui travaille beaucoup sur la notion de lien, d’être relié. Ce n’est pas pour rien dans le territoire dans lequel on est.
Ici, c’est un théâtre de la relation. Ce qui est génial pour les artistes, c’est que toute l’équipe du théâtre va à Avignon. Nous téléportons notre projet. C’est une relation profonde, amicale que l’on cultive. Notre mot d’ordre est que toute personne qui vient ici doit se sentir dans un endroit d’hospitalité, d’accueil. Il y a des équipes qu’on a accueillies qui étaient étrangères, avec qui on a perdu la relation parce qu’elles sont retournées au Japon, etc. Mais sinon, on se donne des nouvelles très régulièrement. Bernardo Montet, on l’a par exemple retrouvé autour d’un formidable projet qu’il montait avec La Catalyse, bien après qu’il ait passé ses deux ans ici.
Comme je vous ai dit tout à l’heure, on est un projet situé. On accueille des associations ou des groupements d’habitants, toute l’année, avec qui les artistes travaillent. C’est une part énorme dans le temps de résidence des artistes. Certains habitants, notamment les jeunes, viennent à Avignon avec nous. Il y a un collectif qui s’appelle «La Belle Jeunesse». Maintenant, ils sont grands, ils ont pris leur autonomie, mais ils travaillent avec nous tout le temps du festival mais aussi toute l’année. Il y a un autre groupe qui s’appelle Arrimages. C’est une association d’éducateurs de rue, et on travaille sur des parcours, des soirées partagées. Ils viennent aussi à Avignon pendant dix jours. Si on ne fait pas ça, on ne se sent pas complètement cohérents avec nous-mêmes.
Les artistes programmés connaissent ces jeunes-là. C’est une communauté entière qui se déplace. Partout où le projet artistique du théâtre se dépose, que ce soit à Avignon, à Tremblay, à Sevran, à la maison d’arrêt de Villepinte, à l’hôpital psychiatrique ou dans un lycée, c’est notre territoire, c’est notre communauté. Avignon fait partie de notre territoire.
Par exemple, depuis dix ans nous accueillons un groupe de femmes issues du champ social, qui choisissent chaque année une chorégraphe avec qui effectuer le projet Voilà les femmes. Pendant une année, elles ont des sessions d’immersion dans des pratiques somatiques, des sorties, des sensibilisations à l’histoire de la danse, des repas, des ateliers, etc. Pour moi, c’est ça aussi la rencontre avec l’art. Elles deviennent ensuite spectatrices de tous les spectacles de danse, de théâtre. Ca vient naturellement, c’est une sorte d’imprégnation par la rencontre. Elles ont commencé à 10, elles sont maintenant 25, toutes générations confondues. Elles sont tout le temps au théâtre, pour leurs repas, pour leurs réunions entre elles, pour pratiquer la danse, pour venir au spectacle.
Après, il y a des façons de travailler plus classiques, un atelier chorégraphique dans un lycée par exemple. À l’hôpital, c’est pareil. Nous sommes d’ailleurs partenaires et nous nous y rendons régulièrement. Enfin, ce sont les artistes qui proposent des choses, on ne leur impose pas. Par exemple, je pense à Alban Richard. Quand il est arrivé en résidence, il voulait vraiment rencontrer le monde hospitalier parce que sa pièce aborde la question du care, du prendre soin. On est allés à l’hôpital et on a demandé si ça intéressait des personnels soignants. Et on a mené, pendant une année, des ateliers à l’hôpital du Vert Galant, ici à Tremblay, avec des infirmières et des aides-soignantes. Ça nourrissait son travail artistique en même temps que les expériences des habitant.e.s. C’est assez amusant d’ailleurs, car la programmation de cette année accueille une pièce qui s’appelle ACDC. Agathe Pfauwadel est co-chorégraphe de la pièce. Avant cela, elle était danseuse d’Alban Richard au moment où il était ici en résidence, elle menait les ateliers avec les infirmières. Aujourd’hui, elle a un projet artistique avec sa compagnie, qui s’appelle Pasarela. Elle est allée spécifiquement à la création avec des personnes handicapées mentales en milieu de soins. Depuis trois ans à la Belle Seine, on a toujours l’une des programmations qui est dédiée au champ du handicap, cette année c’est donc ACDC. C’est un travail de long cours, de lien, puisque ces ateliers avec Alban Richard étaient il y a dix ans déjà. Et donc, elle a un jeune garçon qui vient d’un centre spécialisé, un IME.
Nous sommes partenaires d’un centre d’accueil spécialisé sur la question du handicap, l’Échangeur à Chateau-Thierry. C’est là que nous accueillerons la pièce. On se nourrit mutuellement, les choses rebondissent, les choses se construisent. Et on continue à valoriser le travail des un.e.s et des autres quand le format convient. Là, c’est un duo de trente minutes entre un danseur – il l’est depuis quarante ans – et ce jeune garçon, Jules, qui vient de l’IME.
Oui et non. Ma seule règle, c’est de toujours rester libre. La ligne directrice, c’est vraiment la diversité des formes. Si je commence à donner une thématique, c’est forcément une fermeture. Je vous ai parlé du projet d’Agathe Pfauwadel – ACDC -, mais il y a aussi celui d’Amala Dianor, ou de Mélanie Perrier, qui sont extrêmement aboutis. Mais nous laissons toute leur liberté aux artistes : ils ne sont pas des enfants. Ils connaissent l’endroit d’Avignon, ils savent qu’ils s’exposent et que ça peut être décisif pour leur carrière.
Nous regardons l’équilibre de la programmation. Il faut qu’il y ait une diversité des propositions, mais avant tout il faut que les artistes se sentent en capacité de présenter. Je vous ai parlé d’un projet participatif, mais je défends aussi bien des écritures chorégraphiques abstraites. Mais nous défendons la danse contemporaine française, le hip hop, tout. La programmation est à cette image, il y a une diversité des formes et des esthétiques qui est revendiquée. Pour que les artistes aient chacun une chance de rencontrer les professionnels qui vont s’intéresser à leur esthétique.
C’est la dimension d’émergence, mais la question de la transmission est aussi centrale. Par exemple, des chorégraphes comme Frank Micheletti, qui a déjà beaucoup d’expérience, mettent en avant de jeunes interprètes. La thématique, c’est la diversité et l’ouverture. Il ne s’agit surtout pas de s’enfermer, mais de montrer la diversité du champ chorégraphique. Souvent, on entend dire que la danse est élitiste : c’est tout le contraire.
Comme c’est un programme de trois compositions, chaque matinée permet de traverser des univers artistiques totalement différents, et c’est ce que nous cherchons. Notre responsabilité de programmateurs est de faire en sorte que les choses soient équilibrées, cohérentes, et que les pièces aient toutes leur chance d’être reçues par les spectateurs et les professionnels qui viennent les voir.
Si je parle du projet du Théâtre Louis Aragon de Tremblay, nous sommes dans un territoire unique. Le théâtre est situé au milieu d’un grand ensemble, un endroit souvent perçu comme déshérité. Mais à cet endroit, un projet artistique ambitieux a pu grandir, se développer et s’intégrer dans la vie quotidienne des gens, grâce à l’intelligence des acteurs du projet. L’ancrage et la puissance du projet viennent du fait que tous les acteurs – élus, artistes, équipe, habitants – pensent les choses ensemble. Nous emmenons tout le monde dans ce projet, et à force de travail et d’imprégnation, il s’installe et s’infiltre dans tout le territoire. Chaque année, nous développons environ 40 à 50 projets sur l’ensemble du nord de la Seine-Saint-Denis. Imaginez cela, depuis 2008. Ce qui est vraiment extraordinaire, c’est que tout le monde était d’accord, la ville, le département, la région ou la Direction Régionale des Affaires Culturelles (DRAC) de France, pour que ce projet soit avant tout chorégraphique. C’est énorme. Chaque année, nous avons les moyens d’accueillir trois équipes pour une association au long cours. C’est avec ces équipes que nous faisons tout ce travail de maillage et d’imprégnation artistique du territoire.
Toutefois, l’état de la culture s’est encore assombri depuis mon édito. Ce que je peux dire, et qui pourrait encore s’aggraver selon l’évolution de la situation, c’est qu’il y a aujourd’hui un énorme problème de diffusion.
La crise de la diffusion est présente depuis longtemps. Après le Covid, il y a eu une explosion en raison d’une relance et d’un rattrapage, que nous n’avions pas vraiment anticipé. Rapidement, la crise de l’inflation et la crise énergétique ont fait exploser tous les coûts. Beaucoup de lieux se sont retrouvés en difficulté avec des coûts énergétiques induits énormes, et des dépassements pour le chauffage et autres services.
Les collectivités territoriales ont été obligées de réduire les subventions pour faire face à leurs propres charges imprévues, notamment pour l’énergie dans les écoles et les maisons de retraite. En chaîne, cela a conduit à des réductions de programmation dans les lieux culturels, entraînant une contraction générale. L’État a ensuite annoncé une coupe de 100 millions d’euros, alors que nous demandions un refinancement de 50 millions pour éviter une catastrophe. Cela engendre un plan social à bas bruit : moins de spectacles, moins de techniciens, moins d’intermittents, moins d’emplois. Clairement, nous sommes mal partis.
Actuellement, les équipes artistiques sont dans une détresse incroyable. La chute du nombre de productions est énorme, et tout le monde, des bureaux de production aux administrateurs, est en train de se débattre. C’est vraiment dangereux. Une anesthésie récente aggrave la situation, et nous ne savons pas ce qui en ressortira. Ce qui est important à signaler, c’est que le théâtre, la danse, et l’art vivant que nous défendons, proviennent du secteur public. Nous ne sommes pas des producteurs de spectacles au sens de l’industrie culturelle. Nous sommes fragiles, car interdépendants de tous les autres services publics : nous travaillons avec l’hôpital, l’université, le champ social, et si ces secteurs sont fragilisés, nous le serons aussi. Par exemple, comment allons-nous faire si nous n’avons plus les moyens d’accompagner les projets artistiques dans les hôpitaux ou les établissements scolaires ? C’est réciproque. Tous les lieux culturels et les équipes artistiques éprouvent la dimension vertueuse et transformative de la culture dans la vie humaine.
Nous sommes face à un enjeu de société. Il faut agir, sensibiliser à l’importance d’un service public fort à tous les niveaux. C’est ce qui permet une vie correcte. Sans cela, la situation deviendra vraiment violente.
Portrait d’Emmanuelle Jouan (c) Valérie Frossard