L’édition 2024 du festival Trente Trente fut, à la Manufacture, l’occasion de découvrir des créations innovatrices dont une merveilleuse pièce d’Arnaud Poujol para-woke, autour des amours particulières entre Marguerite Duras et Yann Andréa.
Vingt ans de Rencontres et une programmation toujours aussi audacieuse de formes courtes et hybrides au croisement des disciplines : danse, performance, cirque, musique, théâtre, installation… Le festival Trente trente, c’est avant tout une âme en ébullition. La 21ᵉ édition réunit une vingtaine de spectacles et expériences inattendues à suivre sous forme de parcours dans dix lieux culturels de la métropole bordelaise et à Boulazac.
La programmation doit être comprise non comme un empilement, mais plutôt à la façon d’un plat, un salmigondis, un assortiment, une longue invitation plurielle à la curiosité. Le festival est une invitation à recevoir l’inédit. Le public toujours aussi nombreux et fidèle aime à faire l’expérience de l’étonnement. Le festival est aussi une avantageuse opportunité pour les jeunes troupes de tester leur travail. Nous avons pu découvrir ce bouillonnement lors du week-end chargé du 20 janvier et y vivre trois surprises.
Deuxième volet d’une trilogie, centré sur le livre Cet amour-là de Yann Andréa et Écrire de Marguerite Duras, la pièce se propose de donner à voir l’indicible au cœur de la création. Nommée Je dis Elle, la pièce restitue la poésie du livre que Yann Andréa a consacré à son histoire d’amour avec l’écrivaine.
La mise en scène choisit une forme hybride où se mêle théâtre, cinéma et littérature autour de l’œuvre de Marguerite Duras. Un dispositif épuré (le blanc tendu rappelant la page blanche et son enfer, puis une table et trois chaises) évoque le cinéma de Marguerite Duras. Trois personnages (Marguerite Duras, Yann Andréa et Elle) sont réunis avec élégance par Arnaud Poujol. Et nous allons traverse les mots et les pensées des deux amants. L’ensemble poétique est captivant.
Lui : «Je dis elle.
J’ai toujours eu une difficulté à dire le mot. Je ne pouvais pas dire son nom. Sauf écrire.
Je n’ai jamais pu la tutoyer. Je crois que c’est arrivé deux ou trois fois, par inadvertance, je
l’ai tutoyée. Et cette impossibilité de nommer, je crois que ça vient de ceci : j’ai d’abord lu le nom, regardé le nom, le prénom et le nom.Ce nom d’emprunt. Ce nom d’auteur. Tout simplement ce nom me plaisait. Ce nom me plaît infiniment.
Voilà.» Yann Andréa, Cet amour-là, Pauvert,1999
Le casting est la surprise. Il est singulier et audacieux, loin du dogme woke. Le choix du jeune Yacine Sif el Islam, à l’érotisme adolescent façon Scareface déroute. On doit se réapproprier un nouvel Yann Andréa à l’opposé de son modèle. La beauté de la scénographie aide beaucoup et le comédien s’en sort plutôt bien face à la précieuse et parfaite Aline Le Berr qui joue Duras.
J’ai souvent remarqué qu’après 40 ans, beaucoup de mes amis danseurs s’orientaient vers d’autres pratiques. Kiné, thérapeute ou encore infirmiers. De mon côté et à 46 balais à l’époque, je me suis retrouvé à devoir faire le malin et de la voltige sur un vélo acrobatique.
Arnaud Saury et Samuel Rodrigues ont inventé une performance romancée sous forme d’une rencontre entre un jeune athlète et un senior. Face au mat chinois va s’engager entre les deux hommes un échange autour de la vie, de la transmission et de la virtuosité. À l’opposé du monde du cirque où l’aisance et la maitrise sont toujours feintes, les deux compères osent parler de la peur ou de la prise de risque. La surprise vient de ses doutes devant les périls. La performance cache alors autre chose de radicalement intime. Qui parle à chacun de nous.
L’idée est saugrenue et pourtant. Audrey Poujoula se plante devant nous, tout en intériorité et en trouble. Face à elle, une machine à écrire avec des micro contacts reliés à un dispositif électroacoustique via un ordinateur et des contrôleurs. L’artiste va amplifier chaque son, utiliser la machine comme une marionnette, lui donner une âme. Les sons vont remplacer les lettres frappées. Le public est saisi. Audrey Poujoula, deus machina nous sauvera-t-elle ? Par le beau peut-être ? Surprise !
Festival Trentre Trente de Bordeaux du 16 janvier au 3 février.
3 SEMAINES DÉDIÉES AUX ARTS PERFORMATIFS ET AUX FORMATS COURTS DANS LA CRÉATION CONTEMPORAINE PROGRAMMANT 27 COMPAGNIES, ARTISTES INVITÉS ET DES CRÉATIONS INÉDITES
JE DIS ELLE
d’après Marguerite DURAS
Mise en scène et adaptation : Arnaud POUJOL
Regard et lumières : Jean-Luc TERRADE
Avec : Aline LE BERRE, Élise SERVIERES et Yacine SIF EL ISLAM
Création musicale de Benjamin DUCROQ
Vidéo d’Erwin CHAMARD
Crédit photo © Pierre Planchenault