Né sous de sombres auspices, « Die Schweigsame Frau » (la femme silencieuse), écrit par Stefan Zweig et composé par Richard Strauss, est pourtant un opéra joyeux, au livret brillant, à la musique complexe et passionnante, qui exige les meilleurs interprètes. L’opéra de Karlsruhe a réussi à lui rendre justice dans une très belle mise en scène.
Curieuse et complexe histoire que celle de cette œuvre, hélas trop rare sur les scènes d’opéra et pourtant de très grande qualité.
Jugez plutôt : au départ il s’agit d’une pièce de théâtre assez ancienne (1609) en anglais de Ben Jonsons, intitulée « Epicoene or The silent Woman » (Epicoene ou la femme silencieuse), qui raconte l’histoire d’un vieillard détestable et riche, qui ne supporte aucun bruit hormis le son de sa voix et, qui veut trouver la perle rare, une femme qui se taira et le servira, ce qui lui permettra de déshériter son neveu qu’il déteste et qu’il accuse des pires forfaits. Le neveu introduira la dénommée Epicoene dans le foyer de son oncle, femme apparemment d’une totale discrétion, qui se révélera bruyante et tapageuse dès le mariage prononcé. Horreur suprême (pour l’époque) : il s’agit en réalité d’un homme déguisé.
Quand Richard Strauss, alors compositeur le plus célèbre en Allemagne, décide de s’appuyer sur cette pièce pour son nouvel opéra, nous sommes au début des années 30. Il s’agit pour lui de conserver le caractère comique de l’ouvrage. Son alter-ego, le poète et écrivain de génie Hugo von Hofmannsthal, qui a composé les livrets de ses plus grands succès (Elektra, Die Frau Ohne Schatten, Rosenkavalier, Ariadne auf Naxos et Arabella) vient de mourir brutalement et Strauss se tourne vers un autre de ses amis, l’écrivain autrichien prestigieux Stefan Zweig, pour son livret.
Comme Hofmannsthal, fondateur du festival de Salzbourg en 1920, Zweig appartient à cette école viennoise de l’intelligence culturelle et moderne, passionné de son époque, fréquentant les intellectuels de toute discipline et de toute nationalité qui forment alors cette élite européenne où l’on étudie les théories de Freud et les écrits de Nietzsche.
La mort de Hofmannsthal que Zweig connait depuis sa jeunesse et que Strauss a rencontré en 1906, est elle-même tragique puisqu’il meurt terrassé par une attaque quelques jours après le suicide inexpliqué de son propre fils.
Et, dans cette lourde ambiance où se profile l’arrivée d’Hitler au pouvoir en Allemagne (1933), Stefan Zweig écrit un livret grinçant et très drôle, chargé des nombreuses critiques qu’il formulait lui-même sur la société dans laquelle il a grandi, en particulier sur la dure condition féminine, de celles qui, selon « l’axiome » de l’époque « pré-freudienne » « n’éprouvaient pas de plaisir avant que celui-ci ne fut éveillé par l’homme dans le cadre du mariage » (Le Monde d’hier, Stefan Zweig).
Sa virulence contre les contraintes imposées aux femmes d’alors, se retrouve dans l’ironie savoureuse avec laquelle il traite cette femme « silencieuse » qui va bouleverser le quotidien égoïste de Morosus en pénétrant dans sa vie et en se révélant bruyante, joyeuse, insolente et drôle. Et dans l’opéra, il s’agit bien d’une femme et même d’une soprano d’opéra, tout comme d’ailleurs le neveu du vieil amiral acariâtre est un chanteur lyrique qui amène toute sa troupe chez son oncle pour organiser ce faux-mariage avec une fausse jeune fille timide (Timida) qui n’est autre qu’Aminta sa fiancée.
On retrouve des thèmes déjà traités par Mozart dans Cosi fan tutte ou Donizetti dans Don Pasquale mais c’est bien plutôt à Ariadne auf Naxos que cette comédie fait penser avec un traitement phénoménal sur le plan musical des ensembles formés par la troupe de chanteurs qui débarque chez Morosus accompagnée d’une très riche orchestration où cuivres et percussions accompagnent ces grandioses tutti.
La rencontre entre le compositeur bavarois aux opéras célèbres dans le monde entier et l’écrivain viennois bercé au son des œuvres créées et reprises au Burgtheater de sa ville natale, donne une très belle œuvre, qui connaitra immédiatement un destin tragique puisque lors de la création à l’Hoftheater de Dresde en 1935, Zweig a déjà fui à Londres suite aux mesures d’interdiction professionnelle des Juifs qui touchent l’Allemagne. Il témoigne dans ses mémoires du fait que « l’opéra obtint un très grand succès » et il salue les « critiques musicaux qui exprimèrent alors une dernière fois leur résistance au racisme en multipliant les éloges à l’endroit de son livret ».
Strauss avait imposé à Hitler que son nom figure en haut de l’affiche pour cette série de représentations, et les « théâtres d’Allemagne, ceux de Berlin, Hambourg, Francfort, annoncèrent que l’œuvre figurerait au programme de leur prochaine saison ». Le pouvoir nazi se décidera à stopper là le « danger » et interdit dès la première passée, toute nouvelle représentation de l’opéra.
Singulier destin donc, auquel l’on ne peut s’empêcher de penser, et qui colle à la peau de l’œuvre, comme une malédiction.
Depuis lors, l’œuvre a été beaucoup moins souvent jouée que la plupart des grands opéras de Richard Strauss. Elle possède néanmoins une discographie et BR Klassik a publié le mois dernier, une pépite, des extraits de l’enregistrement radio de 1960 avec Fritz Wunderlich, Herman Prey, Hans Hotter, à l’occasion du soixante-quinzième anniversaire de l’orchestre de la radio bavaroise.
Plus récemment, Barrie Kosky en avait proposé une très belle mise en scène pour le festival de Munich en 2010, et son directeur musical d’alors, Kent Nagano, avait pris la baguette. Diana Damrau, alors soprano coloratura et reine de la nuit inoubliable était Aminta, une grande sœur de la Zerbinetta d’Ariadne auf Naxos sur le plan vocal. Cette production a été reprise maintes fois à Munich. Karlsruhe, de son côté, décide de confier à Mariame Clément une nouvelle mise en scène, prévue à l’origine pour 2020 mais reportée à décembre 2023 pour cause de restrictions COVID.
La volonté opiniâtre de la direction du Badisches Staatstheater a eu raison de ces difficultés et, avec l’appui de leur impressionnante troupe de chanteurs (« Operntruppe » en allemand), donnait ce 23 avril, la dernière d’une longue série de représentations qui ont attiré le public et la critique et ont connu un énorme succès, en attendant de probables reprises lors de saisons ultérieures, cette production méritant à elle seule, d’entrer dans le répertoire des revivals.
La lecture rajeunie et modernisée que fait Mariame Clément de ce bel opus des années 30, mise tout à la fois sur un humour très déjanté et sur une happy end où dominent la compassion et la gentillesse, les jeunes gens s’excusant auprès du vieil homme de l’avoir tant moqué et l’entourant de leur tendresse après ces derniers mots, un rien désabusés mais lucides : « Wie schön ist doch die Musik, aber…wie schön erst, wenn sie vorbei ist » (comme la musique est belle, mais surtout quand elle s’arrête).
Les décors légèrement évolutifs de Julia Hansen, épousent parfaitement la scénographie des trois actes.
La scène représente à l’acte 1 une pièce unique toute boisée et décorée de multiples symboles de la vie de marin de Sir Morosus, tableaux, longue-vue, barre). Puis le décor se divise en trois pièces, d’allure identique, mais permettant de voir l’ensemble des protagonistes durant les opérations de tromperie du vieux monsieur : la chambre côté jardin, où s’entassent le lit et le fauteuil, le salon, pièce du milieu la plus large où viendront s’installer tantôt des fauteuils, tantôt des cartons ou containers métalliques pour les costumes et instruments de musique des chanteurs, tantôt un pianoforte en kit pour la scène du chant. Côté cour, nous avons la troisième petite pièce, remplie d’accessoires, où les comédiens-chanteurs se préparent, s’habillent, se maquillent et observent le déroulement des scènes de séduction, du mariage, du procès pour le divorce, de la pièce d’à-côté.
Outre une très grande aide pour les chanteurs, ce capitonnage de bois qui resserre la scène autour d’eux, donne une grande unité de style et est esthétiquement agréable à regarder.
On constate, une fois encore, qu’une excellente direction d’acteurs, malgré des choix audacieux de mise en mouvement permanent des chanteurs, alliée à l’existence d’une troupe expérimentée et habituée à se produire ensemble, produit une miraculeuse soirée sans temps morts, où l’on est captivé par ce que l’on voit et ce qu’on entend.
L’orchestre de l’opéra de Karlsruhe est rompu à toute sorte de répertoire, notamment wagnérien et straussien. Il dispose tout à la fois de l’effectif requis et de la grande fosse du théâtre qui lui permet d’occuper un espace large à l’acoustique excellente. La direction musicale de Georg Fritzsch, fait sonner tous les pupitres avec brio et valorise les qualités de ses instrumentistes dans tous les aspects complexes d’une partition à la très riche orchestration. Les processus musicaux sont complexes et Strauss fait se succéder des moments très lyriques, instrumentaux et/ou vocaux, à des sommes de sonorités très brutales, où cuivres et percussions se déchainent avec des moments climax où la salle sursaute d’ailleurs à l’écoute de quelques beaux accords en mode fortissimo. Le chef assure un véritable travail de coordination complexe, l’alternance des styles étant constante dans cet opéra, musicalement très excitant d’ailleurs, et passionnant à découvrir ou re-découvrir.
Si les dimensions impressionnantes de la scène et de la fosse valorisent les formations à grand orchestre que sont les productions de Wagner et Strauss notamment, il n’en est pas de même pour les chanteurs qui se trouvent de facto à bonne distance des premiers rangs et surtout, victimes d’une acoustique très inégale selon le lieu du plateau où ils et elles se trouvent.
Là encore, la mise en scène respecte les obstacles auxquels ils doivent faire face et, autant que faire se peut, prévoient la plupart de leurs arias en devant de scène. Le chef, également très attentif à leurs performances, assure un équilibre parfait entre fosse et plateau, qui n’a rien d’évident dans la luxuriante écriture musicale de Strauss. Notons que les nombreuses « citations » musicales de Strauss sont particulièrement soulignées, les chanteurs entonnant du Monteverdi par exemple.
La basse allemande, professeur de la Haute Ecole de Musique de Karlsruhe, Friedemann Röhlig, incarne un Sir Morosus absolument parfait : vieillard acariâtre qui ne supporte aucun désagrément et martyrise sa gouvernante, l’excellente Christina Niessen, plus vraie que nature, il est en même temps si troublé et décontenancé par les misères que vont lui faire subir la bande de jeunes artistes, qu’il parvient finalement à forcer la sympathie et même l’empathie. On voudrait qu’« ils » arrêtent un peu de le tourmenter quand il s’écroule sur le devant de la scène, sans rien perdre de ses capacités de chanteur mais en pleurant littéralement sur son sort par un très habile mélange de sons, particulièrement crédibles.
La voix accuse bien quelques menues scories et perd un peu de sa transparence par moments, mais sur l’ensemble d’une prestation particulièrement difficile, que de grandes basses comme Hans Hotter sont brillamment interprétée, on doit saluer sans réserve une performance où les graves abyssaux avoisinent avec quelques aigus complexes et où l’incarnation, particulièrement sensible, force d’admiration.
Son « Wie schön ist doch die Musik » final provoque d’ailleurs par son caractère contrasté et profondément humain, l’ovation qu’il récoltera aux saluts.
Face à lui, la soprano colorature grecque Danae Kontora est une merveilleuse Aminta, littéralement époustouflante dans son numéro de « Timida » la femme silencieuse de Morosus qui doit se taire avant d’exploser littéralement à faire trembler les murs (exercice difficile !) ce, durant presque tout le reste de l’opéra, avant de s’apaiser enfin et de redevenir la délicieuse et romantique fiancée du neveu. Bel exploit vocal et scénique où la soprano nous séduit dans tous les emplois de sa superbe voix fine et percutante, aigus dardés et fantaisie à revendre.
Le barbier, également très présent durant tout l’opéra et doté de quelques airs fameux, est le baryton Tomohiro Takada, Kammersänger de l’opéra de Karlsruhe, habitué de cette scène (et de ses partenaires), à la belle voix chaude, bien projetée et qui passe du parlando propre au style de Strauss à des parties plus lyriques ou plus héroïques sans difficulté aucune.
Le jeune Henry Morosus est interprété par le ténor Eleazar Rodriguez, qui déploie du beau chant ensoleillé dans ce torrent de décibels, et apparait finalement tout à la fois comme le deus-ex-machina du complot contre son oncle, et celui qui fera tout pour calmer le jeu et réussir à amadouer celui qui l’avait déshérité. Il est à noter qu’à soixante-dix ans, Strauss s’est enfin décidé à donner un rôle important à un ténor non sans avoir, quand même, émaillé sa partition de nombreuses difficultés vocales !
Le cœur de la troupe de chanteurs malicieux et facétieux, est composé de la soprano Henriette Schein (Isotta), la mezzosoprano (franco-allemande) Florence Losseau (Carlotta), des barytons Konstantin Ingenpass (Morbio), Renatus Mészár (Vanuzzi) et Gabriel Fortunas (Farfallo). Seuls, en groupe ou avec les membres de l’Operntruppe de Karlsruhe, ils réalisent nombre d’exploits qui sont au cœur de l’œuvre protéiforme de Strauss, notamment cet ensemble qui forme le grand final burlesque du premier acte, digne de l’écriture rossinienne des fameux « tutti » qui forment l’ossature de son style.
C’est donc un véritable plaisir que de voir cette œuvre passionnante aussi brillamment interprétée dans ce lieu convivial qu’est le théâtre opéra de Karlsruhe, en pleine rénovation par ailleurs, sans que cela n’affecte ni les foyers, cafés, lieux d’accueil du public, ni la vaste salle de concert.
Photos : © Felix Grünschloß