Une maison invisible, quatre carrés de bois suspendus en plein vide. Une brume au-dehors a griffé les carreaux, la tempête gronde, quelque part. Elle arrive, elle secouera la maison, les carreaux, les quatre carrés de bois ; la nouvelle qui emporte, l’indicible qui tout à coup explose et sape toutes les fondations. Ton père n’est pas ton père.
C’est un bateau tout bleu qui est bloqué à quai, ce sont des dos terribles qui éclipsent les mains, c’est une fille qu’on tue entre deux bouchées de pain ; en un mot Je préfère regarder par la fenêtre.
Un chariot rudimentaire en guise de table, les montants de deux fenêtres pendus en arrière-plan. Fond noir. C’est tout ce qu’elle connaît, ce qu’elle a toujours connu, des géométries rassurantes et statiques, des corps habitants qui ne le sont pas moins. Les parents travaillent, cuisinent, le frère querelle pour des broutilles. Un jour qui ressemblait au précédent et au précédent avant lui, en épluchant des carottes, sa mère bafouille maladroitement la grande vérité corrosive. Les lumières s’éteignent, la toile noire se déchire ; contre le mur du fond se succèderont maintenant les aplats de couleur, un par un, c’est assez. Les impostes chancellent. Complètement désorientée, la jeune fille fait bloc et refuse l’écroulement sans retour, on ne détruit pas toute une vie entre le fromage et le dessert, non, il doit y avoir autre chose. Mais quoi ? S’engage alors une quête dirigée vers elle-même, vers l’acceptation, le pardon.
Il convient d’abord de souligner que cette pièce relève de l’expérience unique pour tout spectateur ; conduite sur les planches par Lucie Lataste, la compagnie DDS (Aleksi Bernheim, Douglas Freire-Carrasqueira, Lisa Martin, Julia Pelhate) propose sa dernière création en langue des signes française, doublée par une voix off. Les acteurs sont rompus à l’exercice, et la scénographie des corps se pare d’un sens neuf lorsque ces derniers héritent de la charge du langage. Les conversations s’incarnent, l’expressivité engage désormais l’ensemble des membres (je salue sur ce point la performance de Douglas F.-C. qui signe, sans mauvais jeu de mots, un jeu exceptionnel malgré un rôle secondaire). Rendre à la main qui ne sert guère qu’aux poètes et aux peintres le rôle essentiel du don, don de parole et don de soi, drape l’intrigue et les sentiments contraires qui s’y déploient dans une majesté neuve, et très unique. Les mouvements des corps dans l’espace apparaissent d’ailleurs comme une chorégraphie ; si aux prémices de la parole il faut trouver le bon ton, ici il s’agit de trouver la bonne place pour amplifier son geste, savoir quand frapper du poing sur le chariot, où trembloter un peu à l’approche d’un sanglot.
L’autre force majeure de la mise en scène réside dans une maîtrise de haut vol des lumières. Chaque scène est pourvue d’une atmosphère unique, et tantôt les acteurs se découpent en ombres chinoises sur le grand fond monochrome faiblement éclairé, tantôt baignent-ils dans le clair-obscur de leur incertitude. L’éclairage provient tantôt de la scène, des coulisses, des montants de fenêtres eux-mêmes. Ces variations de provenance mettent bien sûr en valeur la question obsédante de l’origine, mais participent souvent de surcroît à la construction de la perception de l’héroïne ; si des barreaux sont apposés aux projecteurs la certitude s’effrite, si le corps disparaît englouti par les carrés lumineux elle en jaillira plus forte. La question des limites du connu étant essentielle à cette œuvre, nous verrons se débattre dans ce cadre de lumières changeantes une héroïne peinant à en arrêter les contours, à fixer définitivement les briques qui la constitue. De grands coups de marteau dans le noir pour rebâtir les murs, pour retrouver la lumière fixe, les fenêtres fixes et la douce brume de la scène initiale.
Le choix de la langue des signes pour l’interprétation d’une pièce reposant sur un immense non-dit n’a rien d’une contradiction ; n’a-t-on jamais la boule au ventre et la gorge nouée par des paroles impossible à prononcer ? Dire c’est faire écrivait Austin, vice-versa répond la compagnie. Le silence est transfiguré en esthétique ; l’univers entier comblé de vide fait résonner d’autant plus fort celui qui pulse dans la poitrine de la jeune femme. Demeure la place de la voix off, doublure vocale qui seconde l’action, transcrivant les discours des personnages mais s’en distanciant de temps à autre pour prendre une position surplombante. Elle constitue à mon sens la faille de cuirasse de cette belle pièce ; énoncée en direct, elle manque souvent le cœur de l’émotion de la scène qui se déroule et se trouve, par son essence même, en décalage d’avec l’extrême expressivité dont je parlais plus haut. Il aurait été intéressant sans doute de creuser cette inadéquation et l’impossibilité de l’équivalence, mais il est possible de lire en ce choix celui de la pièce, un pas bienveillant vers la conciliation du monde des malentendants et celui, séparé seulement par trois pauvres lettres, des entendants.
Quoi qu’il en soit, la parole doit trouver de nouveaux chemins d’expression ; tout au long de la pièce, chaque personnage s’attachera à redéfinir une manière de dire. Le père passera par l’épopée, le grand récit marin, la mère par le dessin et l’image, le frère par l’étreinte et l’affection. On trouve dans ces biais empruntés pour créer de nouveaux quais entre les êtres une questionnement proche du théâtre de Lagarce ; quand le fossé à combler est si profond, si noir, comment parvenir au contact ? Comment toucher l’autre ? Drame à huis mi-clos, personnages incapables de se soutenir assez pour éviter l’effondrement, et surtout, surtout, parole lacunaire, dans le cas de cette pièce éminemment absente. Il faut suppléer aux voix mais également aux yeux, qui fouillent fiévreusement les étendues mouvantes et n’y trouvent jamais de point fixe.
Restera ultimement une pièce avec une force de transmission rarement atteinte, où les corps captivent et expulsent conjointement le regard, sans cesse. Cette œuvre est très accessible pour tout type de public, les personnages sont touchants, mais c’est particulièrement l’expérience d’une scène complètement muette et des signes qui s’y échangent qui manque de couper le souffle et en apporte un second aux dérives de la fille déracinée. Si les yeux vous en disent, quittez l’ancrage de votre foyer pour y ajouter un cinquième mur, venez vous adosser aux fenêtres…
Visuel : © Guillaume Cardiet
Les prochaines dates de la compagnie :