François Chaignaud au Festival de danse Conversations à Angers : une indispensable leçon de culture chorégraphique (1/2)

Trente minutes de danse libre

La première partie, Récital, d’une durée de trente minutes, célèbre et permet de (re)découvrir les danses de la pionnière de la danse libre Isadora Duncan (1877-1927) par une succession de solos allant de 1904 à 1915. Sandrine Legrand joue en live divers morceaux sur le piano à queue placé à jardin, accompagnant le danseur François Chaignaud, mais interprétant aussi des œuvres courtes pour introduire la soirée et permettre un changement de costume. La transmission des danses a été assurée par la danseuse, pédagogue, chercheuse en danse et spécialiste française célèbre de Duncan, Elisabeth Schwartz.

Grand moment de culture chorégraphique, car il n’est pas fréquent de voir ce répertoire dansé, ici magnifiquement, et de pouvoir en saisir l’intemporalité et la grande force expressive. Il fait partie du parcours « Répertoire » imaginé par le Cndc (centre national de danse contemporaine, organisateur du festival). Datée, Isadora Duncan? Surannées, ses danses ? Certainement pas ! Il suffit de voir comment Chaignaud s’en empare et avec quelle subtilité et quelle passion il interprète ces moments faits de grâce ou de puissance, ses cheveux au vent. Isadora était une femme ? Cet inclassable artiste se joue de nos attentes et transgresse le genre, le « troublant » (pour reprendre Judith Butler) sans en faire un sujet. La musique jouée en direct vivifie ces moments et deux beaux costumes colorés signé Roman Brau en accentuent encore davantage la poésie.

Étrangeté et paradoxe

« À travers ce récital miniature apparaissent l’étrangeté, la multitude et l’actualité paradoxale de ces corps sculptés par Isadora Duncan dans le premier tiers du XXe siècle (…). Plonger dans ces danses insaisissables est pour moi autant l’étude d’un répertoire et d’une histoire (…) qu’une interrogation salutaire adressée à notre façon contemporaine de créer et de danser. Isadora Duncan éblouit nos angles morts » (F.Chaignaud dans la feuille de salle).

Elisabeth Schwartz, interviewée par nos soins et quelque peu discrète dans cette feuille de salle, a le souci depuis des décennies de tisser des liens étroits entre la création chorégraphique, l’histoire de la danse et l’analyse du mouvement*. Si, lors d’une de ses présentations au CNSMDP (conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris), la danseuse avait repéré Chaignaud (il y était étudiant au début des années 2000) et l’avait vu à nouveau au Cnd dans Bocal** de Boris Charmatz en 2004, leur réelle collaboration remonte à 2015. Ce fut cette année-là que le Cnd proposa, dans le cadre du festival d’automne à Paris, le chapitre 1 de « Scènes du geste », manifestation performative imaginée par Christophe Wavelet autour des notions de geste, de mémoire et d’archives. Cet ancien membre du quatuor Knust*** souhaitait interroger la fabrique d’un geste et le fait de chorégraphier : de nombreux artistes furent réunis pendant trois jours, certains étant spécialistes de répertoires spécifiques. Pour l’occasion, Schwartz transmit à Chaignaud le solo « Narcisse », celui-là même qui clôture Récital à Angers sur une valse de Chopin. 

Une succession de transmissions suivit à la demande de Chaignaud, pour totaliser aujourd’hui six danses, représentées dans divers cadres, dont l’Orangerie à Paris en septembre 2021. Chaignaud y dansa ces solos en lumière du jour dans la salle ovale où trônent les Nymphéas de Claude Monet. Dans une interview visible sur youtube et filmée dans cet espace si particulier (avec extraits dansés), Schwartz compare Monet et Duncan, trouvant chez les deux artistes un rapport à la nature fluide, une mobilité perpétuelle et un sens du bonheur, même si chez Duncan peut surgir une note « tragique ou dramatique, liée notamment à la mort de ses enfants ». Chaignaud signale de son côté que ce qu’il danse est tout sauf une copie, qu’il dialogue avec les formes du passé et que, grâce à ce travail, « de nouveaux paradigmes s’infiltrent dans nos corps actuels ».

Prendre le temps

« Je prends vraiment le temps avec François, raconte Schwartz, je polis le geste avec lui, le raffine. Entre nous existe une véritable écoute. Comme il danse dans beaucoup de propositions différentes, une piqûre de rappel pour ce répertoire est indispensable à chaque reprise. Nous faisons alors de longues séances de travail ensemble de quatre heures, dont une heure  d’échauffement pour permettre au corps de se transformer. Car le corps proposé par Duncan est abandonné et fluide, tout le contraire du corps dansant actuel ! 

Concernant le fait que ce soit ici un homme qui danse, je n’y pense pas, même si le corps masculin est intéressant dans la mesure où on assimile beaucoup ce répertoire de Duncan à la femme. J’avais déjà transmis des danses de Duncan à Boris Charmatz et je travaille avec un homme de la même façon qu’avec une femme, avec amateurs et professionnels aussi. Ce qui m’importe, ce sont les questions de la présence, du geste sensible et du rapport au temps. Par ailleurs, le travail sur la tunique du costumier Romain Brau est vraiment approprié. Mais Récital est devenu le spectacle de François, il ne m’appartient pas ».

Difficile de décrire ces moments dans lesquels musique romantique dialogue avec un corps tourbillonnant, ici celui androgyne de François Chaignaud, très juste dans ses qualités et ses regards, le tissu léger et presque transparent qui l’habille amplifiant ses gestes, ses suspensions et ses courses. Ses cheveux longs évoquent une tête sortie d’un tableau de la Renaissance italienne, mais ses ongles très longs ajoutent à son personnage une note queer. Qu’il soit en mauve et rouge pour l’intense « Danse des Furies » (musique de Glück extraite d’Orphée et Eurydice) ou en beige et orange pour la suite du programme (« Danse du foulard », « Water Study », « Folâtrerie », « Flammes du cœur » et « Narcisse », sur des musiques de Chopin, Schubert et Brahms), il excelle à transmettre au public calme et précision, délicatesse, ardeur et lyrisme, apprivoisant l’espace de la grande scène.

De la danse, mais aussi du chant

Un intrus toutefois s’insère dans ce déroulé : la chanson intitulée « Je suis née par-delà l’Atlantique » avec musique de Nosfell (Cantate pour les années folles, 2017) et texte d’Anne-James Chaton, qui évoque la figure d’Isadora : « Adieu mes amis, je vais à la gloire du panthéon des arts… ». Étrange moment où Chaignaud partage avec nous sa virtuosité vocale, celle qu’on avait pu apprécier dans une autre proposition de haut vol qui avait marqué le public en 2017 : Romances inciertos, un autre Orlando.

Laissons à Isadora le mot de la fin : « La danse, à mon avis, a pour but d’exprimer les sentiments les plus nobles et les plus profonds de l’âme humaine, ceux qui viennent d’Apollon, de Pan, de Bacchus et d’Aphrodite. Elle doit établir dans notre vie une harmonie chaleureuse et vivante ; et c’est lui faire injure que de voir seulement en elle un divertissement frivole ou agréable ».