C’est sous le titre « Die Banditen » que la brillante partition de Jacques Offenbach, composée en 1869, a été présentée l’an dernier à Francfort dans une version allemande et reprise cette année pour quelques représentations. Dans une mise en scène très réussie, l’opéra bouffe prend des allures réjouissantes d’opérette viennoise magistralement interprétée par la brillante troupe de l’opéra.
L’œuvre, finalement assez rare, surtout outre-Rhin, avait rencontré beaucoup de succès dans sa version originale à Paris lors de la saison précédente, dans une mise en scène très déjantée de Barrie Kosky. La proposition de Francfort est très différente. Les critiques germaniques ont salué à juste titre cette adaptation façon opérette viennoise qui ne trahit pas l’œuvre, la modernise discrètement sans la bousculer et en donne finalement une lecture jouissive pour une belle soirée sans faux-pas.
La réussite doit beaucoup à la cohérence entre le travail du chef d’orchestre Karsten Januschke qui prend beaucoup de plaisir à entraîner dans la fantaisie d’Offenbach, l’Orchestre de l’Opéra et du Musée de Francfort et celui de Katharina Thoma (mise en scène), Etienne Pluss (décors), Irina Bartels (costumes) et surtout Katharina Wiedenhofer (chorégraphie). Car pour transmettre le caractère débridé, joyeux et entraînant propre à l’opérette, il faut que tous les ingrédients fonctionnement de la même manière et dans le même but : donner du bonheur, insuffler ferveur et légèreté, emmener le public dans un monde enchanté, rempli d’humour, au travers d’aventures totalement invraisemblables mais terriblement plaisantes.
La production de très grande qualité est remarquablement cohérente et rythmée, la chorégraphie suit de près l’interprétation et réciproquement, tout marche dans le même sens entrainant le public dans une hilarité quasi-permanente.
Les interprètes de l’ensemble de l’opéra de Francfort sont tous remarquables, l’utilisation de l’allemand leur facilitant le fait de s’approprier pleinement l’esprit de l’opéra-bouffe. Familiarisés avec le style de l’incontournable opérette viennoise, ils et elles font merveille dans cette adaptation en forme de clin d’œil, fort réussie qui montre d’ailleurs à quel point, quand la traduction en langue de Goethe est aussi bien traitée, Offenbach est tout autant valorisé dans sa composition musicale, que dans la version originale.

Peut-être regrettera-t-on malgré tout de manière très furtive, que ne soit pas assez soulignée l’insolence d’Offenbach, renversant résolument les valeurs de la société de son siècle en se plaçant dans le camp des braqueurs pour démontrer que les riches, à l’abris de leur respectabilité sociale, sont bien plus voleurs qu’eux. C’est très secondaire dans l’économie générale de l’opérette et les différentes modernisations pêchent toujours un peu pour trouver des équivalents à une époque révolue y compris en matière de financiers, de princes, de rois, même si l’inégalité sociale, elle, n’a jamais été aussi importante.
Les clins d’œil à l’Europe, à l’écologie ou aux Gilets jaunes, font mouche auprès du public mais ne constituent pas des points forts de la démonstration. Qu’importe finalement puisque l’essentiel est parfaitement réussi et que la salle comme la scène s’amusent énormément.
Rappelons brièvement le propos, l’œuvre n’étant pas aussi couramment donnée que d’autres compositions d’Offenbach : Henri Meilhac et Ludovic Halévy, librettistes, situent l’action en trois actes dans le duché de Mantoue, au XVIIIe siècle. Le chef des brigands, Falsacappa prépare un casse spectaculaire pour renflouer ses maigres finances. Il escompte d’emparer d’un butin de trois millions de shillings à l’occasion du mariage du duc de Mantoue avec la princesse de Grenade. La bande de brigands se déguise en pèlerins, trompe successivement tous ceux et celles qui se trouvent sur leur chemin : de jeunes promeneuses, le personnel d’une auberge près de la frontière, l’ambassade du duc, et enfin l’entourage de la princesse espagnole.
Mais le trésorier véreux du duc a depuis longtemps dilapidé son argent dans une entreprise aussi difficile que coûteuse : « l’étude des femmes ». Et comme le plus grand malfaiteur de l’histoire est le ministre des Finances du Duc, ce dernier nomme le chef des brigands chef de la police.
On le voit, tout ceci est surtout prétexte à un amusement constant avec coups de théâtre, quiproquos, tromperies, que Katharina Thoma met en scène avec talent.
Le premier acte est situé dans un joli décor à l’ancienne représentant quelques arbres (qui permettent aux bandits de se cacher) devant des montagnes et près d’un poste frontière où l’on voit les drapeaux italien et espagnol. Cette évocation du Tyrol place immédiatement le spectateur dans l’atmosphère recherchée et, costumes comme danses, magnifiquement chorégraphiées, évoquent immédiatement le genre non sans clin d’œil à la France d’Offenbach bien sûr puisque nos brigands/Bandits autrichiens dansent le french cancan.

Le deuxième acte nous emmène dans un restaurant d’altitude où la montagne est toujours visible, et où les serviteurs, femmes de chambre et cuisiniers sont vêtus de rose. Le dernier acte se situe dans le château très délabré de Mantoue où le drapeau européen accroché au mur semble effacer la frontière entre l’Espagne et l’Italie qui n’existe pas bien sûr, mais représente le « lien » entre Mantoue et Grenade.
Les costumes élégants correspondent très exactement à la situation des personnages créant là aussi des notes d’humour régulières.
Enfin l’ensemble bouge sans cesse sur la scène, chaque pas parait parfaitement naturel mais est soigneusement chorégraphié, quelques trouvailles astucieuses comme l’évacuation régulière des personnages à éliminer via un toboggan les conduisant à la fosse, pimentent le tout. La mise en scène offre d’autres moments très réussis, comme l’arrivée d’une délégation espagnole, raide et caricaturale, les allers et retours des carabiniers italiens incompétents, et le lit amoureux du Prince de Mantoue d’où surgissent successivement une puis deux, puis cinq puis quinze bimbos en déshabillés de luxe formant un chœur irrésistible de drôlerie.
Et c’est la gaité musicale qui domine la soirée. Les deux heures trente de spectacle passent sans que l’on s’en rendre compte.
Le chef d’orchestre Karsten Januschke dirige une formation assez restreinte et offre à entendre une composition essentiellement ludique en évitant tout écueil trop sonore. Sa direction insuffle un rythme cadencé et rapide permanent qui permet à la danse, aux marches et aux ensembles d’occuper le devant de la scène avec une constance impressionnante.
Les solistes chantent et jouent leurs parties avec brio, eux aussi danseurs à l’occasion et surtout mus par une énergie permanente, s’entrainant les uns les autres dans cette course folle qui semble ne jamais devoir s’arrêter.
La distribution comprend 17 solistes, trop nombreux pour être cités individuellement ici mais tous assurent une prestation magnifique, chantant, jouant et dansant avec brio, créant un ensemble vivant et captivant.
Les bandits sont menés par le ténor Gerhard Schneider qui, dans le rôle du capitaine Falsacappa, conduit sa bande avec panache. La voix est riche et belle, le chanteur excellent acteur, les airs sont enlevés tout en étant parfaitement naturels, dans le style qui sied à l’opérette, le discours parlé est particulièrement drôle et vif. Dans le rôle de sa fille Fiorella, la soprano Elizabeth Reiter campe une jeune femme vive, audacieuse, enjouée, particulièrement sympathique et ne ménageant jamais sa peine pour courir d’un bout du plateau à l’autre dans divers costumes dont la plaisante salopette de l’acte 1. Le rôle le plus surprenant est sans doute celui de Fragolito, rôle de travesti joué et chanté brillamment par la mezzo-soprano Kelsey Lauritano, devenue dans la mise en scène un fermier bio aux allures de garçon manqué doté d’un humour redoutable et d’un charme égal à celui de la belle Fiorella.

Le prince de Mantoue du ténor Peter Marsh est magistral comme toujours, sur le plan vocal et dramatique et omniprésent sur les scènes de Francfort cette saison dans des rôles aussi divers que Spoletta (Tosca) ou Missai (Boris Godounov).
Theo Lebow, dans le rôle du baron von Campotasso, et Dietrich Volle, dans celui du capitaine des carabiniers, sont des Italiens, plus vrais que nature, forçant la vis comica et emportant le public dans le rire déclenché par leur interprétation brillantissime. Abraham Breton, dans le rôle du comte von Gloria-Cassis, Juanita Lascarro, dans celui de la princesse de Grenade, et Tianji Lin, dans celui de son page favori, Adolfo von Valladolid, sont, de leurs côtés de parfaits Espagnols stéréotypés, agissant presque comme des marionnettes mues par un fil invisible.
Le ténor Peter Bronder également membre de l’Ensemble (Troupe) de Francfort est connu des spectateurs pour ses nombreux rôles de composition sur cette scène, dans des emplois rares et complexes comme ceux de Rienzi (Wagner), Palestrina (Pfitzner) et Der Zwerg (Zemlinsky). C’est toujours une curiosité de découvrir que des artistes de cette pointure, puissent avec un plaisir évident venir juste pour livrer une performance solo dans un opéra-bouffe. Autant dire que le public a beaucoup apprécié ce court mais percutant rôle d’un trésorier pillant les caisses de l’État. Ce que sa voix perd désormais en aigus, il le compense par une présence scénique époustouflante ce qui lui vaut une ovation particulière y compris au rideau.
Soirée piquante, musicalement parfaite, pour une œuvre qui ne se prend pas au sérieux mais se propose avant tout d’amuser un public à l’esprit ouvert, dans une mise en scène qui ne déconstruit pas l’opéra-bouffe mais le met à portée d’un public germanophone, le tout dans la bonne humeur et le talent exceptionnel de l’ensemble de l’Opéra de Francfort où l’on revient toujours avec plaisir.
Die Banditen (les Brigands) de Jacques Offenbach, Reprise du 7 novembre au 26 décembre 2025.
Séance du 7 novembre
Visuels : ©Barbara Aumüller