Dix-huit ans après, et toujours à la MC 93, Jean-René Lemoine reprend Face à la mère, dans une mise en scène signée Guy Cassiers.
Un fils, déjà adulte, a perdu sa mère et évoque, face public, sa relation tortueuse avec celle qui fut à la fois sa bienfaitrice et son bourreau. Telle est la trame de Face à la mère, que les metteur.ses en scène semblent redécouvrir ces dernières années : avant cette création de Guy Cassiers, c’est Alexandra Tobelaim, directrice du Nest-CDN de Thionville, qui en avait proposé, en 2018, une version aussi touchante que personnelle. C’est donc désormais au metteur en scène belge de livrer au public son interprétation de ce deuil si particulier.
Un deuil particulier, car, si les un.es et les autres ne cessent de clamer « l’universalité » du monologue de Lemoine, force est d’admettre que ce deuil est en réalité ancré dans une réalité personnelle, celle d’un homme séparé de sa mère depuis dix ans, par les « mers », certes – l’homophonie, présente dans le texte, est bien entendu intentionnelle – , mais aussi par la réalité politique de Haïti, dont mère et fils sont originaires. Comment, alors, dire adieu à cette mère que l’on n’a plus vue que de façon sporadique, à la manière d’instants volés à la distance et au temps qui passe ?
C’est par bribes que le texte de Lemoine remontera le cours d’une existence, d’abord heureuse, puis davantage heurtée. Est-ce l’adolescence, est-ce le racisme qui compliqua la jeunesse du récitant et, partant, sa relation à cette mère sévère ? Toujours est-il qu’il s’en éloigna et laissa l’océan marquer l’espace qui les séparait depuis longtemps déjà. Aussi ce face-à-face avec cette mère morte ressemble-t-il autant à un règlement de comptes qu’à une tentative de réconciliation.
L’ambiguïté de cette relation postule une personnalité multiple, aux différents visages, qu’Alexandra Tobelaim avait figurée par une triple distribution. Chez Cassiers, seul Lemoine lui-même joue ce récitant, mais il fait l’objet d’une infinité de reflets, des ombres portées aux avatars filmiques que sont les projections sur écran de son visage étrangement blanchi, selon un procédé qui le prive de toute apparence humaine. C’est ainsi qu’il apparaît en premier, d’abord dépourvu de son enveloppe charnelle, avant que l’ombre ne fasse place à une légère lumière, laissant deviner peu à peu le corps de ce fils endeuillé.
Si cette évolution donne progressivement corps au récitant, ce dernier semble alors désespérément petit, perdu dans l’immensité de ce plateau noir, dont le carrelage étincelant se reflète dans des panneaux miroitants. C’est alors la voix de l’acteur qui transforme ce personnage d’ombre et d’écran en personne véritable : l’acteur-auteur nous dit dans un même souffle ce long soliloque, sans aucun égard pour les ponctuations que contenait pourtant son texte.
Il ne se presse pas, usant même d’un rythme haché, mais dit tout d’une manière apparemment étale, sans que cela ne prive les mots de leur fort pouvoir évocatoire. La légère musique qui l’accompagne par instants reste toujours en simple fond sonore, à peine audible, faisant du texte le véritable protagoniste de la pièce. Celui-ci nous apparaît alors dans la beauté de son rythme et de ses images, mais aussi dans son étrange actualité quand il évoque les violences de l’île de Haïti. Et c’est là la beauté de cette proposition : permettre au texte de résonner et de faire entendre une voix infiniment personnelle.
Face à la mère, mise en scène et scénographie de Guy Cassiers, texte et interprétation de Jean-René Lemoine.
À la MC 93 jusqu’au 19 octobre. Puis, au Festival Next : du 6 au 7 novembre à la Maison de la Culture d’Amiens Amiens, et le lundi 18 au Phénix Valenciennes
Visuel : ©Alexis Cordesse