Jusqu’au 13 octobre a lieu au Théâtre de Gennevilliers, Et Jamais nous ne serons séparés, d’après la pièce du dramaturge norvégien, Jon fosse (prix Nobel de littérature 2023). Une adaptation par les metteurs en scène Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou, qui n’a pas su toucher son public, malgré le jeu de Dominique Reymond et l’esthétique du décor.
Le 22 septembre au soir, dans la salle du Plateau 1, au T2G, les applaudissements ont eu du mal à se faire entendre. Un moment de flottement à l’image de l’expérience vécue par le spectateur.
Voilà, une femme, seule dans son salon, gravitant entre le sofa et la table à manger, attend indéfiniment un homme, « son » homme.
Comme souvent chez Jon Fosse, il est difficile de situer temporellement la pièce : passé, présent ? Une chose est sûre, Dominique Reymond, avec sa robe à motifs, évasée vers le bas, et ses petites mules orange, nous fait indéniablement penser à ces femmes enchaînées à leur intérieur, tout droit sorties des années 60 et 70. Soumises à leur foyer, sans pouvoir ni travailler, ni voyager, des femmes presque mortes d’ennui. Des femmes réduites à leur état fonctionnel : cuisiner, laver, ranger, materner… Des automates au bord de la rupture. Un automate que reproduit très justement Dominique Reymond sur la scène du T2G, se retournant tout doucement : mi-humaine, mi-robot.
Nombre de récits, comme ceux de l’écrivaine Leïla Slimani, parlent de l’ennui essuyé par les femmes à une époque où elles avaient si peu de droits. Ces récits d’ennui mortel sont aussi très présents au cinéma. Pas seulement des attentes quotidiennes, mais des attentes amoureuses plaquées sur les protagonistes féminins. Des femmes, le mascara coulant, allongées sur des sofas, sursautant à la moindre sonnerie de téléphone. Un imaginaire de la mélancolie amoureuse qui est aussi à l’œuvre dans la littérature et que les romantiques n’ont cessé de mettre en scène. C’est à cause ou grâce à cela que-au départ-la pièce nous prend au corps : chacun.es reconnaît cette imaginaire ou s’identifie à ce personnage sans nom qui n’existe que dans l’attente. Consciemment ou non, en tant que femme, oppressée par cette imaginaire chevillé au corps depuis l’enfance, à travers les contes et autres récits, on a expérimenté cette attente, comme s’il était indispensable à la condition féminine. C’est là où la mise en scène frappe juste.
Ici aussi, la femme, qui n’est pas nommée donc, (une des caractéristiques des personnages de Fosse) attend indéfiniment, non pas le retour de son mari ou de ses enfants, mais de celui qu’elle a aimé et qu’elle aime encore. Une attente sans fin qui la plonge dans la folie : entre hallucinations et rupture totale avec soi-même. Cette femme, tout en couleur, devient quelques fois une petite fille à la voix aigüe, marchant à 4 pattes, suppliant que l’on vienne la cajoler. Réclamant une tendresse légitime à une condition d’enfant mais pas à celle d’une adulte.
On est d’abord touché, happé par l’énergie étrange de cette femme qui suscite pitié et rires. Dominique Reymond est aussi drôle qu’attendrissante dans ce rôle : tantôt à quatre pattes « il faut rester auprès de ton amie », tantôt assise sur le canapé, les jambes écartées, à la façon d’un ouvrier fatiguée « je suis là et je ne voudrais pas ailleurs », puis virevoltant, pleine d’espoir « Peut-être que demain sera comme avant. » Des fois, elle saisit le téléphone pour l’appeler, pour exiger une réponse légitime puis elle raccroche et se recule de l’appareil. Le téléphone est le seul objet du salon qui soit utilitaire et le seul qui ouvre sur le monde extérieur. Mais jamais elle n’appellera.
« Il faut qu’il vienne maintenant… », cette réplique répétée indéfiniment finit par perdre complètement le spectateur, le lasser. L’effet n’est plus là. Dans la salle l’agacement des spectateurs se fait sentir, soufflements, sièges qui grincent : les corps s’impatientent.
Parfois, en rêverie, il revient. Il est auprès d’elle et ensemble ils partagent des bouts de conversation étranges, ou bien elle l’imagine dans les bras d’une autre. Dans le texte de Fosse, il se serait noyé, mais comme toujours avec l’écrivain, rien n’est moins sûr. Ainsi, l’acteur apparaît les cheveux mouillés : moitié réel, moitié irréel, le regard vide. On est d’abord interpellé, est-il vraiment revenu ? Rêve-t-elle ? Ensuite, au cours de ses apparitions, l’effet d’étonnement s’estompe.
La répétition éternelle noie le spectateur qui n’est plus alerte, mais enfoncé dans son siège. Pour illustrer cette pièce hors du temps, entre hallucinations et réalité, sur scène, un décor aux allures oniriques : un salon immaculé de blanc avec au centre un sofa gris et une porte mystérieuse qui s’ouvre sur un lieu indéfinissable baigné d’une lumière jaune. Parfois les protagonistes passent la porte, empruntant certainement le chemin du mirage. Un lieu tenu secret au spectateur.
La musique aussi accompagne l’attente et les rêveries. Un bruit sourd retenti lorsqu’elle l’imagine revenir à elle. La pièce commence par ce même son, indiquant au spectateur l’étrangeté du moment à venir. Une musique électronique plane au-dessus des personnages, des sons intrigants et saisissants.
Mais, malgré la poésie du décor, l’intention des comédiens et la musicalité, la pièce ne prend pas. Si la répétition est le propre de l’écriture de Fosse, elle échoue à maintenir la tension dramatique. Un rendez-vous prometteur, mais manqué au T2G.
Visuel: © Jean-Louis Fernandez