Éric Massé et Samira Sedira adaptent, au théâtre, l’Affaire du Grand Bornand

Peut-être vous souvenez-vous de « l’affaire Flactif » ou « Tuerie du Grand Bornand », qui occupa de nombreuses unes en 2003 : une famille entière avait été tuée par un voisin, David Hotyat, vraisemblablement par jalousie et mécontentement à l’égard de pratiques commerciales pour le moins douteuses.

La comédienne et écrivaine Samira Sedira avait été fascinée par cette histoire et le mobile, apparemment dérisoire. Reprenant le fil de l’affaire, elle met au jour des éléments volontiers éludés lors du procès, tels que les propos racistes du meurtrier à l’égard de sa future victime – Xavier Flactif étant noir – , mais aussi les rapports de classe à l’œuvre dans la mécanique du ressentiment – Alexandra Lefèvre, la compagne de David Hotyat, ayant été la femme de ménage des Flactif.

Elle recompose toutefois l’ensemble de l’histoire pour écrire un roman, Des Gens comme eux, publié en 2020. C’est ce livre qu’Éric Massé lui propose d’adapter à la scène.

Le changement de genre entraîne un resserrement de l’action et du personnel romanesque : les nombreux personnages de l’œuvre initiale sont désormais au nombre de huit, David Hotyat et Alexandra Lefèvre, un couple d’ami.es, l’avocat général et l’avocate de la Défense ainsi, bien entendu, que les victimes. Les prénoms changent, les métiers aussi, mais les mécanismes de domination demeurent.

« Je me sens partout chez moi » – Bakary

Xavier Flactif devient ainsi Bakary Langlois, un entrepreneur en voyages touristiques dont les affaires semblent bien marcher. D’origine congolaise, il fut adopté enfant par une famille riche, parcours qui lui permet d’évoluer dans la vie avec une aisance déconcertante, comme le montre son arrivée, au début de la pièce, dans le village de son futur assassin.

Cette facilité contraste avec celle de Constant – le nouveau David Hotyat – , perdu même auprès des sien·nes. Cette opposition, qui sera pour partie à l’origine du drame, est figurée par les costumes des personnages, que les villageois·ses choisissent blancs, tandis que les bourgeois·es néo-ruraux·ales les choisissent bordeaux, comme le vin qu’iels affectionnent. Signe de la fascination des premier·es pour les second·es, le bordeaux envahira progressivement, par petites touches, les vêtements des un·es et des autres.

« Fausse bourge » – Anna

Mais la richesse des Langlois s’avère rapidement un leurre : Sylvia, l’épouse, était secrétaire médicale avant de rencontrer Bakary en boîte de nuit ; les affaires de ce dernier sont en fait au plus bas, si bien qu’il escroque ses nouveaux amis pour maintenir son train de vie. Les masques tombent peu à peu au cours de la pièce, et l’on ne sait plus si l’enquête concerne le meurtre ou ce que les un·es ont caché aux autres.

C’est Anna, la compagne de Constant, qui remonte le fil de ce qui a bien pu pousser son ami à tuer « avec autant de sauvagerie ». Face à son téléphone portable, elle se livre et s’interroge sur les mobiles, mais aussi sur la défection dont elle et ses ami·es ont fait montre, laissant le jeune homme s’engluer dans un ressentiment mâtiné de racisme : « Je ne supportais pas de me faire arnaquer par quelqu’un qui n’est pas du pays », dira-t-il à la barre.

L’espace figure avec bonheur cette collectivité défaillante, qui se réunit pour partager les joies, mais non pas les peines, de la vie quotidienne : un pan de barnum, un spot vert ou rose, et nous voilà à un mariage ou à une kermesse. Mais il suffit que l’on renverse un mur pour que cet espace dédié à la fête se transforme en cour de tribunal. Il en est ainsi du décor comme comme du texte : meubles à doubles, voire triples fonds, ils s’avèrent par un jeu de renversements et de doubles sens des objets complexes et multiples.

Le travail d’Éric Massé et Samira Sedira rend donc à cette terrible affaire sa richesse, tout en en préservant une part importante de mystère et d’incertitude.