En prélude à la reprise de ses « Mouvements » d’Henri Michaud, la Compagnie Marie Chouinard invite à un Magnificat suspensif dans le décor parfait du Théâtre de la Ville.
Deux fois trente-cinq minutes et un court interlude pour expérimenter une nouvelle proposition de la chorégraphe québécoise Marie Chouinard (grosse lunette et grand bonnet en salutations finales) avec d’un côté une création autour du Magnificat de Jean-Sébastien Bach, présentée en première mondiale en mai dernier à Madrid, lors du Danza Festival et de l’autre une reprise du désormais classique « Mouvements », construit avec les textes et dessins du poète Henri Michaux. Un fil rouge entre les deux pièces ou simplement un sentiment ?
De Bach et de cette Annonciation faite à Marie la mère du Christ, Marie la chorégraphe nous en dit d’abord la banalité dans une scène d’ouverture de coulisse entre ombre et lumière où patientent les danseurs. Sur la tête des chapeaux en forme de fleurs, ballotées en demi-pointe, à l’image peut-être de ces lupins et pivoines qui composaient le jardin du musicien à Leipzig. Sur scène, les danseurs sont ainsi comme des fleurs ; lupins dressés vers les cieux et des pivoines plus près du sol, dans l’intimité de ses feuilles. Une danse comprimée par ce contraste de liesse verticale et d’écrasement du mouvement par une sorte de bande horizontale qui traverserait la scène et enrayerait très légèrement le mouvement, dérivant alors vers le contretemps (contrepoint ?) fondateur. L’extrême réussite de cette chorégraphie (et de parfaits costumes et maquillages signés par la chorégraphe) tient ainsi dans cette impression de déséquilibre, en fait une tension gravitaire presque burlesque qui figure l’entrave, la beauté divine des cieux (« la musique et la forme qui commence à émerger », dit Chouinard) ; le bonheur se réduisant (se contentant) d’investir le corps humain, dans un mouvement joliment puéril d’entre-soi. On aime l’idée d’une danse du post-éreintement (de l’histoire et des croyances), raplapla, flagada, ramollo et en même temps superbement vibrante et thoracique. La grâce au ras du sol de 2025.
L’écrin se resserre un peu plus en deuxième partie de programme durant lequel les danseurs sont en quelque sorte projetés à l’intérieur de l’espace d’un livre, fait de dessins dont ils reprennent la forme, dont ils réinterprètent le mouvement. Performance qui n’aurait pas déplu à Michaux dont le texte ici scandé traite précisément du mouvement. Cette tension gravitaire filandreuse du Magnificat est ici beaucoup plus brutale, portée parfois jusqu’à l’assourdissement par la musique techno-concrète de Louis Dufort (entre le « Metal machine Boxe » de Lou Reed et les premières créations de la Horde). Le flagada du Magnificat, légèrement imbibé de gaz hilarant est ici synthétisé à une substance plus sauvage, comme si l’on plongeait dans une couche plus profonde du vivant, antérieure sans doute à l’idée d’un Dieu généreux et situé « au plus haut des cieux ». Les danseurs cette fois s’affirment vaillamment faces aux évènements qui leur tombent littéralement dessus, déployant cette énergie débridée qui nous ramène – au fond- à un terrain chorégraphique plus connue, mais quelques parts « magnifiées » si l’on peut oser le jeu de mots par la patine du temps (cette liesse académique et jubilatoire qui incarne parfaitement cette danse contemporaine performative qui donne toujours un peu plus que ce que l’on imagine).
La réussite du spectacle, auquel il manque un titre (nous proposons humblement de partir de cette divine gravité) tient surtout dans cette perspective offerte par ces deux pièces successives et sa chronologie inversée (une révélation de 2025, une confirmation de 2011, pour rester dans ce vocabulaire religieux dont la chorégraphe dit son attachement : « je ne suis pas croyante, mais je reconnais … cette joie d’être traversée par quelque chose qui nous dépasse »). Celle-ci ouvrant un espace d’expériences chorégraphiques foisonnantes -du relâché-retenu en Magnificat aux décharges électriques divinatoires de Mouvements- qu’un face-à-face avec des états de corps se frottant à la limite de la grâce, derrière laquelle la matière dela grâce (une faveur, mais aussi un attrait) pourrait apparaître. C’est bien dans ce double mouvement, du côté d’une exténuante animalité et d’une béatitude corporellement incarnée que Marie Chouinard reconfigure ici quelques attributs imprescriptibles de l’humanité. Alléluia !
TDV-Sarah Bernhardt_Grande salle – 10/ 13 déc. 2025- Compagnie Marie Chouinard « Magnificat / Henri Michaux : Mouvements » Création + Reprise, avec Michael Baboolal, Adrian W.S. Batt, Justin Calvadores, Rose Gagnol, Valeria Galluccio, Luigi Luna, Béatrice Larouche, Luigi Luna, ,Scott McCabe, Sophie Qin, Clémentine Schindler, Ana Van Tendeloo et Jérôme Zerges.
Photo : ©Sylvie-Ann Paré