La 79ᵉ édition du Festival d’Avignon s’est ouverte avec un spectacle aussi fort que beau, en invitant le chorégraphe libanais à une œuvre de réparation qui nous fait passer de la lumière qui aveugle au noir qui apaise.
Tout commence par un aveuglement. Un gros spot nous empêche de regarder derrière, une immense lumière nous interdit la réalité de la scène. C’est la voix qui se fera entendre, d’abord celle de conversations intimes apparues pendant la dernière guerre qui a opposé Israël au Hezbollah. Quelqu’un demande à Ali s’il va bien, quelqu’un d’autre répond que ça ne va pas, que le pays est en ruine. Les mots sont accompagnés de bruits qui résonnent comme des bombes et, d’entrée de jeu, nous installent loin des questions géopolitiques, au centre de la sensation. Mais on le sait, Ali Chahrour est un chorégraphe de la peine, de la douleur et du vivant, il y aura des corps, c’est sûr. Il y aura des corps après les mots.
Ali Chahrour est un chorégraphe libanais qui est obsédé par la mort. Elle traverse son beau et jeune travail. En 2017, Fatmeh interrogeait la place du corps féminin dans la société libanaise envahie par la guerre. Leila se meurt mettait en scène une pleureuse professionnelle. Avec May He Rise and Smell the Fragrance, il sortait de sa trilogie en injectant des hommes dans le rituel. Du temps où ma mère racontait nous plaçait une nouvelle fois dans l’histoire de Fatmeh, à la recherche impossible de son fils Hassan, disparu en Syrie en 2013. When I Saw the Sea est sans doute le plus beau et le plus grand pas de côté de cet artiste. Ici, les femmes qu’il nous présente ne sont plus en péril pour leur vie, elles ont toutes les trois fui un régime d’esclavage : le système Kafala. Rania Jamal, Zena Moussa puis Tenei Ahmad ont chacune vécu l’humiliation la plus crasse, la perte d’identité, et parfois la faim avant de pouvoir revenir à la vie.
D’abord les voix, donc, puis le corps, comme nous le pressentions. Mais pas un corps encore en mouvement, c’est trop tôt. Une par une, elles se racontent assises, seule pour Rania, entremêlées pour Zena et Tenei, les mains très sages, posées sur les cuisses ou bien en ouverture. Les coudes font des angles, il n’y a aucune place possible faite à aucune forme de douceur. Ce n’est pas un grand secret, nous pouvons l’écrire, sous la grande lumière se cachaient deux musicien·ne·s, Lynn Adib et Abed Kobeissy. Il et elle sont multi-instrumentistes, mais seule elle, envoûtante, chante l’exil, l’amour et la nostalgie.
La pièce a été créée en pleine guerre, au milieu des bombardements, ajoutant, comme dans tout conflit, un volet social encore plus puissant à cette écriture. Les travailleuses migrantes au Liban ont été en première ligne, certaines sont mortes sans pouvoir être nommées ni enterrées. Ce trio est là pour porter la voix des disparues, oui, mais surtout pour faire œuvre de réparation pour elles trois. On les découvre danseuses, particulièrement Tenei Ahmad, qui nous raconte que sa mère lui a appris à danser en Éthiopie. Elle chante d’un son venu des entrailles qui le fait entrer derrière son nombril en profondeur. La danse, qui était enfermée, devient libre, la nuque se relâche, les omoplates viennent faire vibrer les épaules dans une circularité hypnotique. Ali sait construire de belles images, et pour ce spectacle créé à Beyrouth le 1er mai 2025, il impose la paix et la beauté comme réponse à la guerre, il impose la parole contre le silence, et la liberté contre l’esclavage. Ce faisant, il cultive les fleurs d’un jardin prêt à se multiplier. Ali Chahrour signe là un cri poétique qui répare et oblige.
When I Saw the Sea, by Lebanese choreographer Ali Chahrour, opened the 79th Festival d’Avignon with a powerful tribute to three migrant women who escaped the Kafala system. Blending voices, stillness, and music, the piece offers a poetic ritual of healing, memory, and resistance.
الملخص المختصر – العربية الفصحى
افتتح علي شحرور مهرجان أفينيون الـ79 بعرضه عندما رأيتُ البحر، تكريماً مؤثراً لثلاث نساء مهاجرات نجون من نظام الكفالة. عبر الصوت، السكون والموسيقى، يقدم العمل طقساً شعرياً للشفاء والمقاومة واستعادة الذاكرة.
Du 5 au 8 juillet, à la fAbrica.
Le Festival d’Avignon se tient jusqu’au 26 juillet. Retrouvez tous nos articles dans le dossier de la rédaction.
Visuel : © Kassim Dabaji